Mainmise sur les terres africaines ?
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Mainmise sur les terres africaines ?
L’apparente multiplication des achats de terres africaines par des sociétés et même des gouvernements étrangers qui les destinent à des cultures vivrières ou commerciales tournées vers l’exportation provoque des inquiétudes à travers le continent comme en dehors de l’Afrique. Le phénomène a fait les gros titres de la presse qui le dénonce sans ménagement : “Le deuxième partage de l’Afrique”, ”La recherche de la sécurité alimentaire engendre le néo-colonialisme”, “Sécurité alimentaire ou esclavage économique ?”
Cette levée de boucliers s’explique par les séquelles toujours présentes de l’histoire du continent où jusqu’au siècle dernier les puissances coloniales et les colons étrangers s’emparaient arbitrairement des terres africaines et déplaçaient les populations qui y vivaient. Jacques Diouf, Directeur général sénégalais de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), se demande si ce genre de transactions foncières ne risque pas d’aboutir à une forme de “néo-colonialisme”.
Mais dans l’immédiat, des considérations pratiques ont aussi une grande importance. “C’est une tendance inquiétante”, a déclaré en juin Akinwumi Adesina de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) à un forum scientifique organisé aux Pays-Bas. Selon lui, ces acquisitions étrangères pourraient entraver les efforts faits localement pour augmenter la production agricole vivrière et même limiter la croissance économique globale.
L’importance des surfaces concernées par certaines de ces transactions foncières a aggravé les inquiétudes. Le projet d’affermer 1,3 million d’hectares à la société sud-coréenne Daewoo a été un facteur clé dans la mobilisation qui a abouti à l’éviction du président malgache Marc Ravalomanana au mois de mars. Au Kénya, le gouvernement peine à surmonter l’opposition locale à la proposition de donner au Qatar le droit d’exploiter 40 000 hectares de terres dans la vallée de la rivière Tana en échange de la construction d’un port en eau profonde.
Plusieurs organisations internationales ont pris position sur la question. La FAO et la Banque mondiale ont commandé une étude sur cette “ruée vers la terre”. Au cours du sommet du G8 tenu cette année en Italie au mois de juillet, le Japon a cherché à faire adopter un code de conduite régissant ce genre de transactions. Finalement, le G8 s’est contenté d’une promesse de collaboration avec les pays partenaires et les organisations internationales pour mettre au point des propositions de principes et de pratiques recommandées concernant les investissements étrangers dans les terres agricoles.
Un code de conduite sera difficile à négocier et sera encore plus difficile pour les pays industrialisés à faire appliquer à des contrats qui sont principalement négociés entre des pays du Sud, a déclaré à Afrique Renouveau Olivier De Schutter, Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation.
En juin, dans un rapport sur ces grands contrats d’acquisition et d’affermage, M. De Schutter a écrit que bien que ces investissements offrent certaines perspectives de développement, ils représentent aussi une menace à la sécurité alimentaire. “Les enjeux sont énormes”, a-t-il expliqué à Afrique Renouveau. Malheureusement, “ces contrats dans la forme sous laquelle ils ont été conclus jusqu’à présent ne présentent que des obligations très faibles pour les investisseurs.”
Cependant, pour les pays africains qui concluent ce genre de transactions, les bénéfices potentiels sont aussi séduisants.
Des transactions d’une échelle sans précédent
Une étude récente de l’Institut international pour l’environnement et le développement (IIED), un organisme de recherche britannique, estime que depuis 2004, les cinq pays qui ont fait l’objet d’une enquête approfondie, (Éthiopie, Ghana, Madagascar, Mali et Soudan) ont à eux seuls cédé l’exploitation de près de 2,5 millions d’hectares de terres agricoles africaines à des entreprises étrangères. L’échelle de certaines de ces transactions est sans précédent, affirme le rapport de l’IIED, Accaparement des terres ou opportunités de développement ?, préparé pour la FAO et le Fonds international de développement agricole des Nations Unies.
L’IIED a averti que même sur ces pays, les données sont incomplètes et qu’elles n’incluent pas certains des plus gros contrats. Des entreprises chinoises seraient en train de négocier des contrats portant sur 2,8 millions d’hectares en République démocratique du Congo (RDC), surfaces qu’elles destinent à des plantations de palmiers à huile, et sur 2 millions d’hectares en Zambie destinés à la culture du jatropha, une plante utilisée dans la production de biocarburant. Le Soudan a pour sa part accepté d’affermer 690 000 hectares à la Corée du Sud pour cultiver des céréales.
Le même rapport note qu’aucun contrat conclu par la Chine et mis en œuvre ne concerne plus de 50 000 hectares. Néanmoins, une étude de l’Organisation non gouvernementale GRAIN sur les acquisitions récemment rapportées dans les médias et d’autres sources suggèrent que l’exploitation de près de 6 millions d’hectares de terres agricoles a été ou est potentiellement assignée à des entreprises étrangères. Ce décomptage n’inclut pas la proposition faite par la RDC à un syndicat d’agriculteurs sud-africains de leur affermer 10 millions d’hectares pour des cultures vivrières variées et pour des activités d’élevage.
Alimentation et biocarburants : une demande croissante
Cet intérêt croissant pour les ressources foncières africaines est dû à plusieurs facteurs. Pour les investisseurs, un fort désir d’assurer leur sécurité alimentaire et à un moindre degré de satisfaire la hausse de la demande en biocarburants ; ces deux motivations étant renforcées par la perspective d’une hausse inévitable des prix du foncier à mesure que la demande mondiale en productions vivrières et commerciales continuera à augmenter.
Un grand nombre de ces transactions entre États sont destinées à satisfaire des besoins alimentaires domestiques, spécialement dans les États du Golfe et en Corée du Sud. Des entreprises indiennes ont investi environ 1,5 milliard de dollars en Éthiopie pour répondre à la croissance des besoins alimentaires de leur population et à celle de la demande d’aliments pour animaux. De nombreuses sociétés commerciales, européennes aussi bien que chinoises, se sont lancées à Madagascar, au Mozambique et en Zambie dans la culture du jatropha, du sorgho et d’autres cultures destinées à la production de biocarburants.
L’Afrique est particulièrement ciblée par cette explosion de l’investissement agricole, car elle est perçue comme disposant de vastes ressources en terres et en main-d’œuvre, comme d’un climat favorable, souligne M. De Schutter.
Jusqu’ici, l’Afrique n’a pu mobiliser que des ressources financières limitées pour mettre en culture ses terres arables. En dépit d’appels répétés à l’augmentation de l’investissement agricole national, l’agriculture des pays africains reste à la traîne des autres secteurs.
La terre étant apparemment disponible en abondance mais l’argent rare, les offres des investisseurs étrangers concernant le développement des ressources agricoles africaines apparaissent donc comme très tentantes. Mais dans les faits, une grande partie de ces terres ne sont pas aussi inutilisées qu’elles le paraissent et les bénéfices réels de l’investissement agricole se révèlent beaucoup plus faibles que ceux projetés dans les études préliminaires.
“Les États africains sont assis sur une caisse de dynamite,” a déclaré en juin à la presse Namanga Ngoni, Président de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), lancée par l’ex-Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan.
Élaborer une approche stratégique
Les récentes études menées par l’IIED, la FAO, la Banque mondiale et l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) établi à Washington, confirment toutes les failles et les dangers potentiels qui incluent des risques de compromettre les efforts faits au niveau national pour accroître la production alimentaire, le danger que des projets agricoles exclusivement tournés vers des marchés extérieurs stimulent peu les activités économiques des pays concernés, ainsi que la menace potentielle qu’ils représentent pour les droits traditionnels des paysans africains sur ces terres. Le Rapport économique sur l’Afrique 2009, publication conjointe de l’UA et de la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU (CEA), avertit de ne pas donner une trop grande priorité à l’expansion rapide des surfaces cultivées en raison de la dégradation de l’environnement à laquelle l’Afrique est déjà confrontée.
Un grand nombre de ces études mettent aussi en valeur les bénéfices potentiels pour un secteur à court d’argent : création de nouveaux emplois, introduction de nouvelles technologies, amélioration de la qualité des productions agricoles et possibilités de développer des activités de transformation des produits agricoles à haute valeur ajoutée. Peut-être même la perspective d’une “augmentation de la production alimentaire pour le marché national et pour l’exportation”, selon la FAO.
Une étude de l’IFPRI intitulée “Accaparement des terres” par les investisseurs étrangers dans les pays en développement : risques et opportunités conclut que pour que ces bénéfices deviennent réalité, il faut que les États acquièrent la capacité de négocier des contrats satisfaisants et de contrôler leur application, ce qui contribuera à créer “un scénario gagnant-gagnant pour les communautés locales comme pour les investisseurs étrangers”.
Dans son rapport, M. De Schutter présente un certain nombre de recommandations concernant ces transactions foncières :
- Libre et complète participation à l’étape préliminaire de toutes les communautés concernées et leur accord collectif — pas uniquement celui de leurs dirigeants
- Protection de l’environnement basée sur une évaluation approfondie qui fait la preuve de la validité environnementale du projet
- Transparence totale et obligations claires et applicables pour les investisseurs accompagnées d’une législation définissant des sanctions appropriées selon les nécessités
- Mesure de protection des droits humains, des droits des travailleurs, des droits fonciers et du droit à l’alimentation et au développement.
L’IFPRI note que des contrats de ce type couvrant toutes ces questions garantissent sur le long terme les intérêts des investisseurs comme ceux des communautés locales, les désaccords portant sur la propriété de la terre ayant le potentiel de mener à des affrontements violents et de placer rapidement l’État dans l’obligation de faire modifier ou même de résilier les contrats signés.
La question du droit foncier
La question de la propriété foncière est cruciale. En Afrique, seule une partie relativement réduite des terres fait l’objet d’un titre de propriété individuel. Même des terres qui sont officiellement classées comme non utilisées ou sous-utilisées peuvent en fait être assujetties à des jeux complexes d’usages “coutumiers”. “Il y a un besoin urgent de disposer de meilleures méthodes d’identifier les droits fonciers”, argumente la FAO dans un récent document d’orientation intitulé De l’accaparement des terres à la stratégie du gagnant-gagnant. L’importance de cette question se traduit également par la mise au point conjointe par l’UA et la CEA d’un document intitulé “Cadre et directives pour les politiques foncières en Afrique”.
La Banque mondiale souligne qu’il est important pour les institutions internationales d’aider les États africains à élaborer des cadastres et l’étude de l’IIED recommande que ces cadastres permettent l’enregistrement à titre collectif des terres d’une communauté afin de protéger le droit foncier “coutumier”.
L’étude de l’IIED affirme que la majorité des acquisitions à grande échelle de terres effectuées récemment en Afrique ont consisté en l’affermage à des entreprises étrangères ayant l’intention de les exploiter à l’aide de travailleurs agricoles; elle recommande donc que les États concernés incluent dans ces contrats des clauses qui garantissent l’utilisation de la main-d’œuvre locale.
Succès ou échec
“Les contrats d’affermage ou de vente de larges surfaces de terres ne doivent en aucune circonstance prendre le pas sur les obligations en termes de droits de l’homme auxquelles les États concernés ont souscrit”, soutient M. De Schutter.
Des propositions pour ces modèles de contrat idéal soutenus par une législation nationale adéquate comportant des principes d’application ont été avancées. Mais comme le remarque l’étude de l’IIED, il existe déjà un large fossé entre la signature de clauses contractuelles et la possibilité de les faire respecter. Cet écart entre la législation théorique et la réalité du terrain peut avoir des conséquences sérieuses pour les communautés locales.
Un code de conduite pour les gouvernements qui accueillent les investissements et les investisseurs étrangers pourrait contribuer à ce que les transactions foncières bénéficient aux deux parties et aux communautés locales suggère l’IFPRI, qui cite comme modèle l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives qui oblige les États et les sociétés impliquées dans des activités d’exploitation minière ou pétrolière à respecter certaines normes.
M. De Schutter est sceptique sur la possibilité de négocier ou de faire respecter un tel code. Il préfère mettre l’accent sur la législation internationale des droits de l’homme existante qui peut être appliquée aux grandes transactions foncières et pour forcer les États à respecter leurs obligations envers leurs citoyens.
Quoi qu’il en soit, les spécialistes sont d’avis que les pays africains doivent avoir la volonté et la capacité de faire respecter la loi. “Il est vital de renforcer les capacités de négociation”, affirme M. De Schutter; et pas uniquement les capacités de l’État, mais aussi celles des communautés locales et des parlements nationaux. Nombreux sont les observateurs qui pensent que cet objectif sera le plus difficile à réaliser.