Stimuler le commerce intra-africain
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Stimuler le commerce intra-africain
Quelques centaines de kilomètres seulement séparent Lagos (Nigéria) d'Accra (Ghana). Pour les milliers de commerçants qui sillonnent cette route, le voyage par le Togo et le Bénin peut durer une journée entière, ponctuée par des contrôles frontaliers pénibles, des harcèlements et des demandes de pots de vins provenant de fonctionnaires.
"Les agents des douanes et les policiers aux barrages routiers vous font décharger et déballer le moindre petit paquet pour vous retarder pendant des heures", dit Mme Lucia Quachey, Secrétaire générale de la Fédération africaine des femmes entrepreneurs, organisation de plus de 4 millions de femmes africaines, qui produisent et commercialisent de tout, des textiles aux produits pharmaceutiques en passant par les pièces de rechange automobiles. "Tout le monde sait qu'il s'agit de forcer les voyageurs à payer."
Cette activité est en partie illicite, dit-elle. Il s'agit d'actes délibérés de fonctionnaires qui violent les principes de la libre circulation des personnes et des biens dans les 15 pays membres de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO). Elle s'explique également par la lente mise en oeuvre des accords d'intégration régionale censés abolir les barrières tarifaires et non-tarifaires dans la région. En dépit de déclarations de soutien de politiciens favorables aux échanges économiques régionaux, la réalité sur le terrain, pour les commerçants comme Mme Quachey, reste difficile.
Les pays africains tentent de se défaire des pratiques commerciales héritées de l'époque coloniale, qui privilégient les échanges avec leurs anciennes colonies plutôt qu'entre eux. Le plus gros partenaire commercial du Sénégal est la France, tandis que la Gambie commerce surtout avec le Royaume-Uni. Bien que la Gambie soit une enclave à l'intérieur du Sénégal, le commerce entre ces deux voisins est minime.
Les chemins de fer et les routes du continent conduisent souvent aux ports au lieu de relier les pays entre eux. Pour se rendre en avion d'un pays africain à l'autre, il est souvent plus aisé de passer par l'Europe. En raison des tarifs douaniers relativement peu élevés prélevés sur les produits africains entrant dans l'Union européenne et sur les marchés américains, il est plus lucratif d'exporter vers les pays industriels que vers d'autres pays africains. A cause des obstacles auxquels se heurtent les échanges à l'intérieur du continent, les exportations de Tunisie transitent souvent par des entrepôts français avant d'atteindre le Cameroun et vice-versa.
Accroître la production de textiles et de produits manufacturés peut stimuler le commerce entre pays africains.
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Photo : ©ONUDI
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Pour stimuler les échanges commerciaux entre pays africains, des communautés économiques régionales, telles la CEDEAO, ont été formées dans les dernières décennies. Les échanges entre pays africains ne représentent que 10 % de l'ensemble du commerce extérieur africain (, pourcentage le plus bas de toutes les régions du monde, note la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique (CEA), basée à Addis-Abeba, dans son rapport annuel 2002 sur l'intégration en Afrique. Remédier à la faiblesse des échanges intra-africains est un immense défi, mais les décideurs du continent s'y intéressent de plus en plus, et l'intégration régionale suscite un regain d'intérêt.
Un nombre limité de pays et de produits
Les experts reconnaissent que, pour bénéficier de nouveaux débouchés, les pays africains doivent diversifier leur production. A l'heure actuelle, les accords économiques régionaux "se caractérisent par des échanges restreints, dépendent des produits primaires et représentent un commerce limité entre pays africains", dit M. William Amponsah, professeur associé de commerce international et de développement à l'Université d'Etat de Caroline du Nord (Etats-Unis). Puisque la plupart des pays africains produisent et exportent des matières premières, et non des produits finis, les importations africaines les intéressent peu.
Le commerce intra-africain est dominé par un nombre restreint de pays qui vendent un nombre limité de produits. En Afrique subsaharienne (à l'exclusion de l'Afrique du Sud), d'après la Banque mondiale, environ trois quarts des exportations intra-africaines proviennent de cinq pays (Côte d'Ivoire, Ghana, Kenya, Nigéria et Zimbabwe). Il s'agit surtout de produits primaires. Le pétrole représente à lui seul plus de 30 % de ces échanges, et le coton, le bétail sur pied, le maïs et le cacao 18 %. Dans une moindre mesure, le poisson frais, les légumes, le thé et le sucre sont aussi exportés. Les produits manufacturés représentent seulement 15 % de ces échanges, d'après une étude récente de la Banque mondiale, intitulée "Que peut-on attendre des accords commerciaux régionaux ?" Il s'agit du fil, des médicaments, du fer et de l'acier, des produits chimiques et des machines-outils.
La majorité des exportations d'un pays vers le reste du continent se limite souvent à quelques produits de base. En Angola, par exemple, le pétrole et les produits pétroliers représentent plus de 90 % des exportations vers les autres pays d'Afrique. Aux Seychelles, le poisson frais représente presque 98 % de ces exportations. A cause du manque de diversité, ces mêmes produits de base tendent aussi à dominer les exportations de l'Afrique vers le reste du monde, note l'auteur de l'étude de la Banque mondiale, M. Alexander Yeats.
Un commerce plus ouvert
Les efforts actuels d'intégration régionale remontent à 1994, date de l'entrée en vigueur du traité d'Abuja, auquel ont adhéré les membres de ce qui était à l'époque l'Organisation de l'unité africaine. Le traité prévoit une intégration progressive aboutissant à l'établissement d'une Communauté économique africaine. La première étape consiste à créer des zones de libre-échange en éliminant les tarifs douaniers sur les produits échangés au sein des diverses communautés économiques. Il s'agira ensuite d'éliminer les barrières non tarifaires et d'adopter vis-à -vis de l'extérieur un tarif douanier commun pour former une union douanière. Les taxes commerciales imposées sur le continent, qui sont plus élevées que dans les autres régions, contribuent à freiner le commerce entre pays africains.
L'approche progressive définie dans l'accord d'Abuja, notamment la réduction de certains tarifs douaniers au niveau régional, n'a été que partiellement appliquée dans une ou deux régions. Elle a été en grande partie remplacée par la libéralisation généralisée des échanges que préconisent les programmes d'ajustement structurel financés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI).
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Les secteurs informels en Afrique sont "plus vastes, plus dynamiques et plus intégrés sur le plan régional" que les économies officielles.
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Photo : ©Impact Visuals / Wim van Cappellen
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En 1990, le FMI a estimé que 75 % des pays d'Afrique subsaharienne avaient des politiques commerciales "restrictives". Maintenant, ce pourcentage n'est plus que de 14 %. La situation est encore loin d'être idéale, note le FMI, car la moyenne des tarifs douaniers pratiqués en Afrique (19 %) est supérieure à celle du reste du monde (12 %). Le FMI recommande de libéraliser davantage les échanges pour éviter que le continent ne soit exclu du commerce mondial.
Les tarifs douaniers africains sur les matières premières comme les fibres textiles restent élevés. Taxer les intrants clés d'industries à haute intensité de main d'oeuvre comme la confection et les textiles, secteurs où l'Afrique dispose d'avantages concurrentiels sur le plan de la production et de l'exportation, est contre-productif, note la Banque mondiale. Les tarifs douaniers élevés sur les engrais, les pesticides et les produits chimiques agricoles sont "un frein important à la production locale pour l'exportation", d'après l'étude de la Banque. Les tarifs douaniers sur les intrants essentiels à la production agricole comme les engrais (produits par certains pays africains) sont en moyenne quatre fois supérieurs à ceux imposés en Asie du Sud-Est.
Qu'en est-il de la production ?
S'il est logique de réduire certains tarifs douaniers, les critiques de la libéralisation soulignent que la priorité excessive accordée au cours des vingt dernières années à la réduction généralisée des tarifs n'a stimulé ni les échanges ni la production. Avant que les programmes d'ajustement structurel ne se soient imposés en Afrique, de nombreux gouvernements ont cherché à industrialiser leurs économies en pratiquant des politiques de substitution des importations. En d'autres termes, ils ont pris des mesures commerciales (comme l'imposition de tarifs douaniers élevés sur les importations de biens qui étaient aussi produits localement) censées encourager la production nationale. Mais l'ajustement structurel et l'application des règles de l'Organisation mondiale du commerce interdisent ces politiques.
Selon une étude de Yilmaz Akyüz et Charles Gore, de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), on ne sait pas encore où vont mener les politiques de développement économique actuelles. Il est pourtant certain, note-t-on dans cette étude, que sur tout le continent africain de nombreuses incitations au développement industriel ont été battues en brèche par l'ajustement structurel. "L'impact immédiat a été la désindustrialisation générale." D'après l'étude de la CNUCED, si en 1980, quatorze pays d'Afrique subsaharienne avaient une production manufacturière par habitant comparable à celle de l'Indonésie, en 1995, l'Indonésie les avait tous dépassés. Au Ghana, l'un des meilleurs élèves de l'ajustement structurel, l'emploi dans le secteur manufacturier est passé d'un chiffre record de 78 700 en 1987 à 28 000 en 1993. De larges pans du secteur manufacturier de ce pays ont été anéantis par la suppression des tarifs douaniers et des aides publiques, tandis que des produits moins chers importés d'autres continents ont eu raison de leur compétitivité, note-t-on dans l'étude de la CNUCED. Fait plus troublant encore, disent MM. Akyüz et Gore, le potentiel du Ghana en matière de fabrication et d'exportation de vêtements, chaussures, jouets et autres biens de consommation légers, ne peut se concrétiser face à une concurrence extérieure acharnée. "Il faudrait que les pouvoirs publics interviennent plus activement que ne le permettent les programmes d'ajustement structurel", de façon à mieux soutenir l'industrialisation de l'Afrique.
Développer le secteur des petites entreprises
A mesure que les pays africains chercheront à développer leurs échanges, ils auront aussi besoin d'un secteur privé dynamique. Dans de nombreux pays d'Afrique, le secteur privé est souvent composé, d'une part, de quelques multinationales géantes et, de l'autre, d'un vaste secteur informel de micro-entreprises. Les responsables africains doivent donc s'interroger sur la gestion de ce secteur informel qui assure une part importante de la production, du commerce et des services.
Bien que le secteur informel soit "le moteur de la plupart des économies africaines, il n'est pratiquement pas réglementé, a peu accès aux financements, échappe souvent à la fiscalité et sa contribution à l'économie n'est généralement pas comptabilisée", dit Mme Adélaïde Mkhonza, Sous-Secrétaire générale du Groupe des Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), union commerciale et groupe d'entraide lié à l'Union européenne. Pour que l'intégration réussisse, l'Afrique ne peut continuer à ignorer ce secteur, note Mme Mkhonza. Les critiques portent surtout sur le fait que les efforts actuels d'intégration régionale en Afrique, de par leur nature et leurs objectifs, favorisent les échanges officiels plutôt que les échanges informels. Mme Mkhonza considère le secteur informel comme un excellent outil d'intégration par le bas, car le petit commerce est souvent axé sur les besoins des commerçants locaux et dépend de ces derniers et non des pouvoirs publics ou des organismes internationaux.
"L'intégration économique existe vraiment dans le secteur informel", confirme l'ONG InterAfrica Group (IAG). Il est bien connu que, depuis de nombreuses années, les véritables économies de nombreux pays "sont surtout de nature informelle et elles sont beaucoup plus vastes, dynamiques et intégrées sur le plan régional que les économies officielles".
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Les pays africains tentent de se défaire des pratiques commerciales, héritées de l'époque coloniale, qui privilégient les échanges avec leurs anciennes colonies plutôt qu'entre eux.
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Mais par le passé, le commerce informel entre pays africains était souvent considéré comme de la contrebande. Les petits commerçants transfrontaliers passaient pour des profiteurs, cherchant à tirer parti des décalages entre les différentes politiques nationales de prix, notamment dans le secteur des produits agricoles. Le secteur informel a été parfois associé à la corruption, aux conflits violents et au trafic de stupéfiants, et n'a donc pas été activement soutenu par des politiques publiques. A l'époque des monopoles d'Etat, tout ce qui se faisait en dehors du contrôle de l'Etat était considéré comme une éventuelle menace politique.
Ce n'est que lors des deux dernières décennies que les pays africains ont commencé à accorder une plus grande priorité au commerce intracontinental, affirme la Banque africaine de développement (BafD), et, par conséquent, ils considèrent de plus en plus le secteur informel comme un partenaire. Dans son rapport annuel 2002 sur l'intégration en Afrique, la CEA cite l'exemple de la Coopération de l'Afrique de l'Est, récemment formée, (ex-Communauté de l'Afrique de l'Est), alliance commerciale régionale qui commence à intégrer le secteur informel à ses activités et ses politiques. Il semblerait que l'importance des échanges transfrontaliers entre le Kenya, l'Ouganda et la Tanzanie, qui sont les trois pays membres de la communauté, ait été comprise.
Dans une déclaration commune, les trois présidents de la communauté, Daniel Arap Moi, Yoweri Museveni et Benjamin Mkapa, se sont récemment engagés à privilégier les domaines d'action qui contribueraient le plus à réduire la pauvreté, notamment la construction d'infrastructures, le commerce transfrontalier et la promotion du secteur informel.
Pour mobiliser toutes les ressources nécessaires à l'intégration réussie de l'Afrique, dit le Secrétaire exécutif de la CEA, K.Y. Amoako, "nous devons adopter une conception plus large du secteur privé afin d'intégrer les citoyens ordinaires, les cultivateurs d'aliments de base, les producteurs de cultures de rente, les chauffeurs de taxis, les petits entrepreneurs, les commerçants et les vendeurs ambulants".
Attirer les investissements
Pour encourager le commerce intra-africain, les pays devront aussi attirer les entreprises privées (nationales et étrangères), note M. Cyril Enweze, ex-vice-président de la BafD. Le respect de l'état de droit et la mise en oeuvre de politiques macroéconomiques claires, cohérentes et prévisibles sont des conditions nécessaires à un environnement commercial digne de ce nom, a dit M. Enweze à Afrique Relance.
"Il est clair que l'Afrique est perçue comme un continent où il y a tellement de perturbations, de guerres, de troubles et de conflits civils, de confusion, d'instabilité politique, etc.", dit-il. Et dans de nombreux pays en développement, l'absence de politique macroéconomique crédible fait fuir les industriels. Les politiques changent trop souvent et par conséquent, "les hommes d'affaires ne savent pas exactement, d'un jour à l'autre, d'une semaine à l'autre ou d'un mois à l'autre, à quoi s'attendre".
Autre ingrédient manquant : des réseaux de transport et de communication performants. Le délabrement des infrastructures est la principale cause du manque de compétitivité de l'Afrique, note M. Enweze.
En Afrique, il existe 1,2 ligne téléphonique pour 100 personnes, le pourcentage le plus bas du monde. D'après la Banque mondiale, les appels téléphoniques entre pays africains coûtent de 50 à 100 fois plus cher que les appels passés à l'intérieur de l'Amérique du Nord, tandis que les coûts du fret des importations vers les pays sans littoral sont deux fois plus élevés en Afrique qu'en Asie. Pour permettre des échanges régionaux, il faut d'abord réaliser des investissements en infrastructures physiques (routes, rail, lignes électriques, services aériens et télécommunications).
En fin de compte, la création de marchés régionaux en Afrique présente de nombreux avantages. L'intégration rendrait l'industrie plus performante car les grands marchés permettent d'exploiter les économies d'échelle, note M. Amponsah de l'Université d'Etat de la Caroline du Nord. Les mouvements transfrontaliers et l'harmonisation des politiques pourraient stimuler la croissance économique et attirer davantage d'investisseurs.
"Les accords commerciaux régionaux peuvent aider les pays à tirer parti de leurs avantages comparatifs, renforcer leurs performances industrielles et favoriser leur intégration au sein de l'économie mondiale", poursuit-il. Un continent plus ouvert "renforcera la crédibilité des meilleurs réformateurs de l'Afrique aux yeux du reste du monde, et, espérons-le, les récompensera en leur accordant un plus grand accès aux marchés mondiaux".