Submerg¨¦s comme nous le sommes par les inqui¨¦tudes li¨¦es aux changements climatiques, le d¨¦luge du livre de la Gen¨¨se offre une m¨¦taphore d¨¦terminante. Dans ce r¨¦cit mythologique, la nature vengeresse donne lieu ¨¤ une catastrophe. L'Arche est une technologie qui peut limiter les d¨¦g?ts et finalement sauver des vies, alors que No¨¦, le patriarche, repr¨¦sente la politique presciente. Pour tous ces ¨¦l¨¦ments convaincants, l'histoire du d¨¦luge, toutefois, se trompe sur un point - l'id¨¦e que l'inondation induit toujours une immense catastrophe.
D'un point de vue historique, les inondations font appel ¨¤ une imagination sociale et politique diff¨¦rente, o¨´ les inondations saisonni¨¨res ont ¨¦t¨¦ c¨¦l¨¦br¨¦es pour leur fertilit¨¦ et leurs propri¨¦t¨¦s avantageuses pour l'¨¦conomie. On sait depuis longtemps que les inondations p¨¦riodiques caus¨¦es par les eaux du Nil riches en limon ont, par exemple, permis ¨¤ la civilisation de l'?gypte pharaonique de prosp¨¦rer. L'Asie du Sud abonde d'exp¨¦riences similaires. On a r¨¦cemment soutenu qu'une grande partie du syst¨¨me fluvial Gange-Meghna, qui traverse l'Inde orientale et qui constitue aujourd'hui le Bangladesh, a ¨¦t¨¦ exploit¨¦e par des g¨¦n¨¦rations de cultivateurs afin de cr¨¦er un r¨¦gime agraire d¨¦pendant des inondations. William Willcocks, le c¨¦l¨¨bre ing¨¦nieur hydraulique de l'Empire britannique, a appel¨¦ cet arrangement agraire unique une ? irrigation par d¨¦bordement ?.
Dans l'¨¦valuation faite par Willcocks, un vaste r¨¦seau de ces canaux irriguait pr¨¨s de 28 millions d'hectares de terres de ces deltas. Ces canaux, larges et peu profonds, ¨¦taient con?us pour siphonner la surface des eaux des fleuves qui charriaient du limon ainsi que de l'argile fine et riche. Ces longs canaux continus ¨¦taient ¨¦galement construits parall¨¨lement les uns aux autres. Cependant, ces inondations, ou cette irrigation par d¨¦bordement, n'¨¦taient pas seulement une source d'eau, mais aussi un agent fertilisant. Willcocks a fait valoir que ? l'eau rouge, riche, du fleuve et l'eau claire, pauvre, des pluies ? devaient, en fait, ¨ºtre combin¨¦es pour assurer une production agraire durable.
Si les rizi¨¨res sont seulement irrigu¨¦es par l'eau de pluie en octobre, elles sont fragiles et doivent ¨ºtre aliment¨¦es par les eaux du fleuve d¨¦pourvues de limon, ce qui est co?teux. Si, en revanche, les terres sont irrigu¨¦es par l'eau de pluie et l'eau du fleuve dans les premiers mois de la mousson, lorsque les eaux boueuses du fleuve sont riches en limon, les plants de riz sont renforc¨¦s et peuvent r¨¦sister aux conditions difficiles si la mousson n'arrive pas, contrairement au riz irrigu¨¦ seulement par l'eau de pluie. Dans les premiers mois des inondations, l'eau du fleuve est pr¨¦cieuse1.
Il y a, ¨¦galement, d'autres exemples de communaut¨¦s d'agriculteurs pour qui le limon ¨¦tait vital, en particulier pour la culture du riz. Dans le delta du Yangtze en Chine, les cultivateurs ont compris depuis longtemps l'importance que rev¨ºtait la couche ¨¦paisse de limon humide (Cheng ping yu) d¨¦pos¨¦e par les fleuves. Le scientifique britannique Joseph Needham a conclu que ce renouvellement constant du sol a permis ¨¤ la Chine de d¨¦velopper une ? agriculture permanente ? qui comprenait l'exploitation de cultures intensives sans recourir aux engrais min¨¦raux2. Il ¨¦tait, en effet, courant que les cultivateurs du delta du Yangtse utilisent le limon charri¨¦ par les eaux lors des crues saisonni¨¨res, certains ¨¦rigeant m¨ºme des remblais pour d¨¦river les eaux boueuses sur les terres agricoles3.
Dans les plaines inondables du Punjab occidental (aujourd'hui le Pakistan), les terres alluviales inond¨¦es par le limon (sailab), appel¨¦es hithar, abritaient des cultures intensives plant¨¦es en automne qui ne n¨¦cessitaient ni irrigation, ni engrais artificiels. Dans les plaines inondables du fleuve Jhelum, les crues soudaines charriant du limon ¨¦taient fr¨¦quentes et ces inondations appel¨¦es Kangs ¨¦taient tr¨¨s appr¨¦ci¨¦es des cultivateurs4. Dans certaines r¨¦gions du nord de l'Italie, le terme colmata (litt¨¦ralement ? combler ?) ou colmata di piano d¨¦signait le d¨¦p?t de limon sur les terres de faible altitude ¨¤ des fins de fertilisation. Cette pratique, qui a d¨¦but¨¦ au Moyen-?ge et qui s'est poursuivie jusqu'au XXe si¨¨cle, a ¨¦t¨¦ d¨¦velopp¨¦e ¨¤ des niveaux assez sophistiqu¨¦s. Dans le cas de l'application de limon pour la fertilisation des sols, les eaux des fleuves ¨¦taient exploit¨¦es seulement durant une crue et non pas ¨¤ son niveau le plus ¨¦lev¨¦ ou pendant la d¨¦crue. Cette technique permettait que seules les particules organiques et plus l¨¦g¨¨res, en suspension ¨¤ la surface des eaux, soient dirig¨¦es vers les terres. En revanche, lorsque les terres de faible altitude devaient ¨ºtre combl¨¦es, les eaux ¨¦taient appliqu¨¦es ¨¤ n'importe quel stade de la crue5. Au cours du XVIIIe et XIXe si¨¨cle, en particulier, un grand nombre de terres plus basses en Toscane ont ¨¦t¨¦ combl¨¦es en utilisant la technique de colmate di piano 6.
En Asie du Sud, toutefois, la consolidation de droit colonial britannique dans la r¨¦gion a marqu¨¦ un tournant d¨¦cisif par rapport ¨¤ ce type d'agriculture et ¨¤ l'organisation sociale qui y ¨¦tait associ¨¦e. Au niveau technologique, les Britanniques ont transform¨¦ certaines des plus grandes plaines inondables, o¨´ l'alimentation en eau ¨¦tait assur¨¦e par des canaux saisonniers ou des canaux d'inondation, en sites o¨´ des travaux d'irrigation ont ¨¦t¨¦ entrepris sur une grande ¨¦chelle, comme la construction d'ouvrages de d¨¦rivation et de barrages7. Ces syst¨¨mes p¨¦rennes ¨¦taient technologiquement in¨¦gal¨¦s dans le sous-continent et les r¨¦seaux de canaux ont ¨¦t¨¦ exploitables par la mise en ?uvre de r¨¨gles sociales, de pratiques ¨¦conomiques, d'arguments rationnels sur la propri¨¦t¨¦ ainsi que par une discipline administrative coloniale. Ces r¨¦seaux p¨¦rennes ¨¦taient non seulement assembl¨¦s en canaux contr?lant les cours d'eau, mais visaient ¨¤ r¨¦orienter fondamentalement les relations ¨¦cologiques entre les terres, l'eau et les populations. C'est-¨¤-dire que les syst¨¨mes de canaux repr¨¦sentaient non seulement les avantages li¨¦s au commerce et aux recettes de l'empire, mais transformaient les r¨¦gimes agraires d¨¦pendant des inondations en des terres vuln¨¦rables aux inondations8.
Le sous-continent sud-asiatique vit aujourd'hui la r¨¦alit¨¦ de ces changements profonds apport¨¦s par les nombreux am¨¦nagements hydrauliques h¨¦rit¨¦s de la colonisation de la r¨¦gion. Au cours de la derni¨¨re moiti¨¦ du XXe si¨¨cle, face aux inondations r¨¦currentes, les gouvernements ont souvent r¨¦pondu en mettant en place des mesures de contr?le. La longue histoire et le recueil complexe des pratiques pour l'utilisation des inondations - que ce soit sous la forme de strat¨¦gies agricoles, de vari¨¦t¨¦s de plantes uniques et m¨ºme de strat¨¦gies d'emplacement prudentes - sont depuis longtemps oubli¨¦s et effac¨¦s de la m¨¦moire de ceux qui sont charg¨¦s de la gestion de l'eau. Initialement, le contr?le des inondations devait ¨ºtre effectu¨¦ par ce qu'on appelle les solutions d'ing¨¦nierie structurelle, comme les grands barrages et les remblais. On pensait qu'il ¨¦tait possible de stocker un cours d'eau dans d'immenses r¨¦servoirs ou de le contenir par l'endiguement de ses rives. Au cours des derni¨¨res ann¨¦es, cette pratique a donn¨¦ lieu ¨¤ des mesures moins strictes en mati¨¨re de gestion des inondations avec des travaux d'ing¨¦nierie structurelle visant ¨¤ contenir l'eau.
Or, ces pratiques de contr?le ou de gestion des inondations ont eu des cons¨¦quences ¨¦videntes lors du d¨¦luge sans pr¨¦c¨¦dent qui a frapp¨¦ le Pakistan en 2010. En juillet de cette m¨ºme ann¨¦e, une ? situation de blocage ? s'est produite, appel¨¦e techniquement le blocage du jet stream. Dans ce cas particulier, cette d¨¦pression, bloqu¨¦e dans la partie occidentale de l'Himalaya, a co?ncid¨¦ avec la mousson d'¨¦t¨¦. La collision a entra¨ªn¨¦, de mani¨¨re assez pr¨¦visible, de fortes pluies. D'immenses volumes d'eau se sont d¨¦vers¨¦s sur l'Himalaya et ont rapidement d¨¦truit le syst¨¨me du bassin de l'Indus. Les pluies ¨¦taient d'une telle intensit¨¦ qu'on estime qu'il est tomb¨¦ en deux jours l'¨¦quivalent de ce qui tombe en quatre mois. Dans certaines parties du nord du Pakistan, il est m¨ºme tomb¨¦ en 36 heures9 plus de trois fois le volume de pr¨¦cipitations annuelles.
Apr¨¨s ces fortes pluies, les rives des canaux satur¨¦s ont c¨¦d¨¦ et, en un ¨¦clair, les plaines inondables du Pakistan ont ¨¦t¨¦ litt¨¦ralement submerg¨¦es par d'immenses masses d'eau. Les d¨¦g?ts caus¨¦s par les ? grandes inondations ? de 2010 ont ¨¦t¨¦ si importants que leur ¨¦valuation globale n'a toujours pas ¨¦t¨¦ d¨¦finitivement ¨¦tablie. Les estimations faites par plusieurs organisations gouvernementales, organisations internationales et organismes de secours dressent un sombre tableau. D'apr¨¨s une enqu¨ºte bas¨¦e sur diverses estimations, 21 millions de personnes ont ¨¦t¨¦ touch¨¦es. Pr¨¨s de 1 700 personnes ont p¨¦ri et 1,8 million de foyers ont ¨¦t¨¦ endommag¨¦s ou d¨¦truits. D'autre part, 2,3 millions d'hectares de terres cultiv¨¦es ont ¨¦t¨¦ d¨¦truits par les inondations, ce qui a engendr¨¦ une perte de 5 milliards de dollars pour le secteur agricole et environ 4 milliards pour l'infrastructure physique et sociale. Toutefois, ces chiffres troublants ne couvrent pas ni indiquent les d¨¦penses ¨¤ long terme li¨¦es au rel¨¨vement et ¨¤ la reconstruction pour la r¨¦habilitation de l'infrastructure sociale et ¨¦conomique de la r¨¦gion10. Toutefois, comme le font remarquer Daanish Mustafa et David Wrathall dans un r¨¦cent essai, la r¨¦alit¨¦ de la situation indique une conclusion beaucoup plus frappante : les inondations et leurs impacts ont ¨¦t¨¦ aggrav¨¦s par la vuln¨¦rabilit¨¦. Depuis les importantes transformations hydrauliques faites pendant la p¨¦riode coloniale, le Pakistan ind¨¦pendant a continu¨¦ de cr¨¦er ? un d¨¦calage entre les hypoth¨¨ses de conception de l'infrastructure, comme les remblais et les barrages, et la r¨¦alit¨¦ dynamique de la capacit¨¦ de transport en eau des canaux11 ?. Les conceptions hydrauliques et sociales du Pakistan visaient donc ¨¤ ? ignorer les rythmes naturels du syst¨¨me fluvial en ¨¦change de la productivit¨¦ et de la prosp¨¦rit¨¦ agricoles ?. Surmonter les dangers potentiels d'un tel ¨¦change n¨¦cessiter ait donc une meilleure tactique qui soit adapt¨¦e au r¨¦gime hydrom¨¦t¨¦orologique du bassin de l'Indus.
En effet, les le?ons tir¨¦es de la d¨¦pendance et de l'utilisation des inondations peuvent devenir cruciales pour r¨¦agir ¨¤ l'avenir face aux ¨¦v¨¦nements climatiques impr¨¦vus et irr¨¦guliers. L'id¨¦e du d¨¦veloppement durable comme forme d'engagement, pas n¨¦cessairement avec un pass¨¦ mythologique, mais comme dialogue avec les histoires environnementales de la r¨¦gion, peut ¨ºtre le nouveau moyen de se souvenir de l'Arche et de la prescience de No¨¦.
Notes
1. Sir William Willcocks, Ancient System of Irrigation in Bengal, (Delhi, 1984), p.32.
2. Joseph Needham, Science and Civilization in China, vol. 4, partie III, (Cambridge, 1971), pp.224-230.
3. Ch'ao-Ting Chi, Key Economic Areas in Chinese History: as Revealed in the Development of Public Works for Water-Control (New York, 1963), pp.15-24.
4. Indu Agnihotri, Ecology, Land use and Colonisation: The Canal Colonies of Punjab', Indian Economics and Social History Review, 33(1), 1996, pp.42-45.
5. C.H. Hutton, Report on the Utilization of Silt in Italy, (n.p, 1909), pp.3-6.
6. Emilio Sereni, History of the Italian Agricultural Landscape, (Princeton, 1997), pp.247-48.
7. Herbert M. Wilson, Irrigation in India, Delhi, 1989 (reprint) pp.78-81; D.G. Harris, Irrigation in India, H. Milford, (London, 1923), pp.5-7.
8. Rohan D'Souza, Drowned and Dammed: Colonial Capitalism and Flood Control in Eastern India, (New Delhi, 2006).
9. Kuntala Lahiri-Dutt, Indus floods, 2010: Why Did the Sindhu break its agreement? 1er septembre, 2010. Voir blogs/southasiamasala/2010/09/01/indus-floods-2010-why-did-thesindhu-break-its-agreement/
10. Daanish Mustafa et David Wrathall, Indus Basin Floods of 2010: Souring of a Faustian bargain?' Water Alternatives 4(1), 2011, 72-85.
11. Ibid., p.7
?
La?Chronique de l¡¯ONU?ne constitue pas un document officiel. Elle a le privil¨¨ge d¡¯accueillir des hauts fonctionnaires des Nations Unies ainsi que des contributeurs distingu¨¦s ne faisant pas partie du syst¨¨me des Nations Unies dont les points de vue ne refl¨¨tent pas n¨¦cessairement ceux de l¡¯Organisation. De m¨ºme, les fronti¨¨res et les noms indiqu¨¦s ainsi que les d¨¦signations employ¨¦es sur les cartes ou dans les articles n¡¯impliquent pas n¨¦cessairement la reconnaissance ni l¡¯acceptation officielle de l¡¯Organisation des Nations Unies.?