LES D?SACCORDS CROISSANTS SUR LA MANI?RE DE LUTTER CONTRE LE TRAFIC DE DROGUE
Le crime organis¨¦, en particulier le trafic de drogues, a fait l¡¯objet d¡¯une attention accrue par le Conseil de s¨¦curit¨¦ des Nations Unies, comme le requiert le point focal coordonn¨¦ donn¨¦ par les divers organes des Nations Unies et le Secr¨¦taire g¨¦n¨¦ral1. L¡¯escalade de violence li¨¦e au commerce de drogues au Mexique et en Am¨¦rique centrale, o¨´ les institutions inad¨¦quates ¨¤ faire respecter l¡¯¨¦tat de droit ont ¨¦t¨¦ balay¨¦es par le crime organis¨¦, l¡¯¨¦mergence de la contrebande de drogues en Afrique de l¡¯Ouest, qui contribue aux ¨¦conomies illicites, ¨¤ la mauvaise gouvernance et ¨¤ la p¨¦n¨¦tration profonde du trafic de drogue et d¡¯autres ¨¦conomies illicites dans la vie politique et ¨¦conomique en Afghanistan et au Pakistan, ont suscit¨¦ une attention accrue de la part des gouvernements.
Pourtant, les nombreuses politiques ¨¦labor¨¦es pour lutter contre le commerce illicite de drogues et le crime organis¨¦ associ¨¦ n¡¯ont pas ¨¦t¨¦ tr¨¨s efficaces. L¡¯¨¦limination pr¨¦coce des cultures de plantes servant ¨¤ fabriquer des drogues illicites, l¡¯attention trop centr¨¦e sur la lutte contre les flux illicites et l¡¯emprisonnement des toxicomanes se sont av¨¦r¨¦es inefficaces et m¨ºme nuisibles aux principaux objectifs politiques qui visent ¨¤ affaiblir les organisations criminelles et leurs liens aux groupes militants, ¨¤ am¨¦liorer la s¨¦curit¨¦ et l¡¯¨¦tat de droit et ¨¤ faire reculer l¡¯usage des drogues. De plus, ces politiques n¡¯ont souvent pas r¨¦ussi ¨¤ atteindre d¡¯autres objectifs importants, comme la r¨¦duction des conflits violents ainsi que la promotion de la bonne gouvernance et des droits de l¡¯homme.
Salu¨¦ par les critiques du plan de lutte contre les stup¨¦fiants men¨¦e actuellement dans le monde comme une avanc¨¦e importante, un rapport r¨¦cent de l¡¯Organisation des ?tats d¡¯Am¨¦rique intitul¨¦ The Drug Problem in the Americas a soulign¨¦ les d¨¦faillances des approches du plan de lutte contre les stup¨¦fiants et les probl¨¨mes graves et chroniques qu¡¯elles ont g¨¦n¨¦r¨¦s en Am¨¦rique latine, comme la violence, le d¨¦placement des activit¨¦s criminelles dans d¡¯autres r¨¦gions et les conflits sociaux. Notablement, le rapport a instamment demand¨¦ d¡¯envisager de d¨¦criminaliser ou de l¨¦galiser la consommation de cannabis. C¡¯est la premi¨¨re fois qu¡¯une grande organisation internationale compos¨¦e de gouvernements nationaux sugg¨¦rait un tel assouplissement du plan de lutte contre les stup¨¦fiants. De fait, les pays d¡¯Am¨¦rique latine seront probablement de plus en plus nombreux ¨¤ rompre avec le mod¨¨le de loi actuel relatif ¨¤ l¡¯usage illicite de stup¨¦fiants. On peut donc s¡¯attendre ¨¤ un changement de cap sur le plan de lutte contre les stup¨¦fiants mis en place depuis plus de 50 ans.
Ce d¨¦sir de restructurer fondamentalement le syst¨¨me de politiques existant ne trouve aucun ¨¦quivalent dans le monde. La Chine et la F¨¦d¨¦ration de Russie, par exemple, pr¨¦conisent actuellement des peines plus s¨¦v¨¨res contre les usagers des drogues, une ¨¦limination plus radicale des cultures de plantes illicites et une action plus ¨¦nergique contre le trafic ¨C en d¡¯autres termes, une intensification consid¨¦rable des approches domi- nantes existantes. Dans certains pays africains, l¡¯ensemble des institutions est menac¨¦ par des groupes de crime organis¨¦, qui sont parfois li¨¦s ¨¤ des hommes politiques, amenant des personnalit¨¦s locales influentes ¨¤ r¨¦clamer des approches plus strictes. Alors que l¡¯ONU s¡¯achemine vers un autre examen du plan de lutte contre les stup¨¦fiants en 2016, les d¨¦saccords entre les ?tats Membres sur la mani¨¨re de traiter le commerce de drogues sont plus nombreux aujourd¡¯hui que plusieurs d¨¦cennies auparavant.
LES MENACES POS?ES PAR LE TRAFIC DE DROGUES
L¡¯une des raisons des d¨¦saccords est que le commerce de drogues pose des menaces diff¨¦rentes et souvent graves selon les soci¨¦t¨¦s et les pays.
En particulier dans les pays o¨´ les institutions garantes de l¡¯¨¦tat de droit sont faibles, le commerce de drogues peut menacer l¡¯?tat en offrant une fili¨¨re aux organisations criminelles et corrompre des hommes politiques pour entrer dans l¡¯ar¨¨ne politique, ce qui peut compromettre le processus d¨¦mocratique, et m¨ºme la stabilit¨¦ du pays. Et le probl¨¨me se perp¨¦tue. En effet, le succ¨¨s d¡¯hommes politiques financ¨¦s par l¡¯argent illicite en incite d¡¯autres ¨¤ participer aux ¨¦conomies illicites, ce qui entra?ne une corruption end¨¦mique et le dysfonctionnement des institutions ¨¤ la fois aux niveaux local et national.
Un commerce de drogues important avec des trafiquants puissants a aussi des effets pernicieux sur la police et la justice du pays. Alors que l¡¯¨¦conomie illicite se d¨¦veloppe, la capacit¨¦ de faire respecter la loi et de conduire les proc¨¦dures judiciaires diminue. L¡¯impunit¨¦ pour l¡¯activit¨¦ criminelle augmente aussi, compromettant la cr¨¦dibilit¨¦ et la dissuasion du syst¨¨me de justice. De plus, les trafiquants puissants ont souvent recours ¨¤ la violence pour dissuader et ¨¦viter les poursuites judiciaires, tuant ou soudoyant les procureurs, les juges ainsi que les t¨¦moins et les journalistes.
Les ¨¦conomies illicites ont aussi des cons¨¦quences ¨¦conomiques importantes. Un march¨¦ illicite de la drogue en plein essor contribue ¨¤ l¡¯inflation, ce qui peut nuire aux industries l¨¦gitimes orient¨¦es vers l¡¯exportation et aux industries de substitution aux produits import¨¦s. Il encourage la sp¨¦culation immobili¨¨re et une hausse rapide des prix de l¡¯immobilier et compromet la stabilit¨¦ mon¨¦taire. Il supplante aussi la production l¨¦gale.
Toutefois, le commerce de drogues, en particulier la culture de plantes illicites, cr¨¦e des emplois ¨C parfois pour des centaines de milliers, voire des millions, de personnes dans un lieu particulier.
Sous ses formes les plus pernicieuses, le commerce illicite de drogues sur une grande ¨¦chelle peut poser d¡¯importantes menaces ¨¤ la s¨¦curit¨¦ d¡¯un ?tat. Dans certains cas, le crime organis¨¦, comme au Mexique ou en Am¨¦rique centrale au cours de la derni¨¨re d¨¦cennie, peut devenir violent au point d¡¯emp¨ºcher un pays ¨¤ faire respecter l¡¯ordre, ce qui repr¨¦sente non seulement une menace pour la s¨¦curit¨¦ nationale, mais aussi pour celle du public.
Le? commerce illicite de drogues exacerbe souvent les conflits violents pr¨¦existants. Les groupes militants qui se livrent au trafic de drogues, comme les Talibans en Afghanistan, le Sentier lumineux au P¨¦rou, les Forces arm¨¦es r¨¦volutionnaires et les paramilitaires en Colombie, tirent d¡¯immenses b¨¦n¨¦fices de ces ¨¦conomies illicites qui leur permettent d¡¯am¨¦liorer les ressources physiques dont ils disposent pour lutter contre l¡¯?tat : ils peuvent recruter de nouveaux combattants, augmenter leur salaire et leur procurer de meilleures armes. De meilleurs approvisionnements et une meilleure logistique am¨¦liorent aussi la ? libert¨¦ d¡¯action ? des militants ¨C ¨¤ savoir l¡¯¨¦tendue de leurs options tactiques disponibles et la capacit¨¦ d¡¯optimiser leur tactiques et leurs strat¨¦gies. Et, surtout, le parrainage du commerce de drogues augmente souvent le capital politique des militants ou la mesure dans laquelle la population appr¨¦cie ou tol¨¨re leur pr¨¦sence. Plus l¡¯?tat tente de d¨¦truire l¡¯¨¦conomie li¨¦e au commerce illicite de drogues, plus leur capital politique augmente.
L¡¯EFFET COMPLEXE DU COMMERCE ILLICITE DE DROGUES SUR LA SECURIT? HUMAINE
La raison pour laquelle un grand nombre de populations dans le monde acceptent les criminels et les militants qui parrainent le commerce de drogues est que, dans de nombreuses parties du monde, la pr¨¦sence inad¨¦quate ou probl¨¦matique de l¡¯?tat, l¡¯extr¨ºme pauvret¨¦ et la marginalisation sociale et politique ne leur laissent que peu de choix, voir aucun, pour assurer leur survie ¨¦conomique et autres besoins socio-¨¦conomiques. Pour beaucoup, le commerce de drogues est le seul moyen de pourvoir ¨¤ leur s¨¦curit¨¦ et leur seule chance de progr¨¨s social malgr¨¦ l¡¯ins¨¦curit¨¦, la criminalit¨¦ et la marginalisation que g¨¦n¨¨rent ces activit¨¦s. Plus l¡¯?tat est incapable ou inefficace ¨¤ cr¨¦er des emplois l¨¦gaux et ¨¤ fournir des biens publics, y compris la s¨¦curit¨¦ publique et la suppression de la criminalit¨¦ urbaine, l¡¯acc¨¨s ¨¤ la justice et les m¨¦canismes de r¨¨glement des conflits, l¡¯application des contrats ainsi que les biens publics socio-¨¦conomiques, comme les infrastructures, les soins de sant¨¦ et l¡¯¨¦ducation, plus les ¨¦conomies risquent de d¨¦pendre des entit¨¦s criminelles et des acteurs qui parrainent le commerce de drogues et d¡¯autres ¨¦conomies illicites et de soutenir leurs activit¨¦s.
En parrainant les ¨¦conomies illicites ¨¤ forte intensit¨¦ de main-d¡¯?uvre, en particulier la culture de plantes illicites, les ¨¦l¨¦ments criminels et les groupes militants peuvent fournir des biens publics, aussi limit¨¦s soient-ils. Plus important, ils favorisent l¡¯emploi dans l¡¯¨¦conomie illicite. Cette capacit¨¦ ¨¤ cr¨¦er des emplois est d¡¯autant plus importante lorsque les arrangements politico-¨¦conomiques, comme les syst¨¨mes fiscaux, une capacit¨¦ budg¨¦taire insuffisante, l¡¯acc¨¨s limit¨¦ ¨¤ l¡¯¨¦ducation et les monopoles ¨¦conomiques et politiques, n¡¯arrivent pas ¨¤ cr¨¦er des emplois, m¨ºme pendant les p¨¦riodes de croissance ¨¦conomique.
Deuxi¨¨mement, ¨¤ la fois les entit¨¦s criminelles et les groupes militants assurent la s¨¦curit¨¦. En effet, bien qu¡¯ils soient une source d¡¯ins¨¦curit¨¦ et de criminalit¨¦, ils contr?lent le niveau de violence et suppriment la criminalit¨¦ urbaine, comme les vols, les enl¨¨vements et m¨ºme les homicides. Dans leur r?le d¡¯agents qui maintiennent l¡¯ordre public, ces criminels et ces militants re?oivent un appui important de la communaut¨¦ en plus de faciliter les activit¨¦s illicites, car les ¨¦conomies illicites b¨¦n¨¦ficient d¡¯une r¨¦duction des co?ts de transaction et d¡¯une plus grande pr¨¦visibilit¨¦. Les groupes de crime organis¨¦ et les groupes militants fournissent aussi des m¨¦canismes de r¨¨glement de conflits et cr¨¦ent m¨ºme des tribunaux officieux et ex¨¦cutent les contrats. De plus, ils fournissent des biens publics socio-¨¦conomiques, comme des routes et des dispensaires. Plus ils s¡¯impliquent de cette fa?on, plus ils deviennent de fait des entit¨¦s proto-¨¦tatiques.
?LABORER UNE R?PONSE EFFICACE POUR FAIRE FACE AU PROBL?ME QUE POSE LE COMMERCE DE DROGUES DANS L¡¯?DIFICATION DE L¡¯?TAT
Il est donc important d¡¯arr¨ºter de voir le commerce de drogues uniquement comme une activit¨¦ n¨¦faste qu¡¯il faut supprimer : au lieu, nous devons penser la criminalit¨¦ comme faisant partie de la lutte de pouvoir entre les trafiquants de drogue et les institutions gouvernementales pour obtenir l¡¯all¨¦geance de la population. Dans les domaines o¨´ l¡¯?tat est faible et o¨´ la fourniture des biens publics est insuffisante, la bonne strat¨¦gie de l¡¯?tat en mati¨¨re de commerce de drogues ne consiste donc pas ¨¤ simplement supprimer la criminalit¨¦ par la r¨¦pression.
Les approches, telles que l¡¯¨¦radication pr¨¦matur¨¦e des cultures de plantes illicites sans la mise en place d¡¯autres moyens d¡¯existence, des peines s¨¦v¨¨res d¡¯emprisonnement pour les usagers de drogue et les cultivateurs, le d¨¦ploiement intensif des forces de l¡¯ordre dans certaines r¨¦gions, surtout si les agents sont corrompus et mal form¨¦s, les politiques interdisant les drogues ax¨¦es de mani¨¨re excessive sur la suppression des flux de drogue et les mesures tr¨¨s r¨¦pressives, ne font que s¡¯attaquer aux sympt?mes de la crise sociale plut?t qu¡¯¨¤ ses causes profondes.
Il serait plus appropri¨¦ de mettre en place une action sur plusieurs fronts afin de renforcer les liens entre l¡¯?tat et les communaut¨¦s marginalis¨¦es qui d¨¦pendent de l¡¯activit¨¦ illicite pour leur survie ¨¦conomique et leur s¨¦curit¨¦.
Une telle approche ¨¤ plusieurs facettes n¨¦cessite que l¡¯?tat examine toutes les raisons complexes pour lesquelles les populations se livrent ¨¤ des activit¨¦s illicites, y compris les lacunes dans l¡¯application des lois et l¡¯ins¨¦curit¨¦ physique, la d¨¦faillance de l¡¯¨¦tat de droit, la suppression des droits de l¡¯homme, la pauvret¨¦ ¨¦conomique et la marginalisation sociale. Elle passe aussi par reconna?tre que les toxicomanes sont des malades chroniques dont l¡¯emprisonnement ne fera qu¡¯aggraver leur situation et les relations qu¡¯ils ont avec le reste de la soci¨¦t¨¦.
Les efforts doivent viser ¨¤ ce que les individus et les communaut¨¦s ob¨¦issent aux lois. En augmentant la probabilit¨¦ que les comportements illicites et la corruption soient punis tout en cr¨¦ant un environnement social, ¨¦conomique et politique o¨´ les lois sont en phase avec les besoins des populations, la loi peut ¨ºtre per?ue comme l¨¦gitime et donc ¨ºtre internalis¨¦e.
Une red¨¦finition du commerce de drogues serait une occasion de rendre les ?tats plus efficaces et plus responsables et de renforcer les liens entre les citoyens et les institutions et permettrait de rendre les politiques plus efficaces et plus respectueuses des droits de l¡¯homme. Cela fournirait aussi un nouveau cadre unificateur autour duquel un syst¨¨me mondial pourrait voir le jour afin de traiter la question des substances addictives, de l¨¦galiser le cannabis dans certains pays et de durcir la r¨¦pression polici¨¨re dans d¡¯autres. Cela n¡¯¨¦vite pas les tensions que les externalit¨¦s des politiques en mati¨¨re de drogue engendrent dans un monde o¨´ les approches en la mati¨¨re seront probablement de plus en plus vari¨¦es et divergentes. M¨ºme aujourd¡¯hui, les d¨¦bordements et les tensions existent. Toutefois, cela fournit un cadre de coop¨¦ration tout en permettant des politiques adapt¨¦es au contexte.
Notes
1???Voir D¨¦claration du Pr¨¦sident du Conseil de s¨¦curit¨¦ (S/PRST/2010/4), 24 f¨¦vrier 2010 et (S/PRST/2009/32), 8 d¨¦cembre 2009.
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