En avril, j'ai eu le privil¨¨ge de faire partie d'un panel d'universitaires ¨¤ l'occasion d'une s¨¦rie d'¨¦v¨¦nements parrain¨¦s par le secr¨¦tariat de CARICOM et organis¨¦s aux Nations Unies pour comm¨¦morer le 200e anniversaire de l'abolition de la traite transatlantique des esclaves aux ?tats-Unis et en Grande-Bretagne. Comme plusieurs d'entre nous l'ont remarqu¨¦, la victoire de 1807 s'est av¨¦r¨¦e moins d¨¦cisive que les abolitionnistes l'avaient alors cru ou esp¨¦r¨¦. Bien que les nouvelles restrictions aient r¨¦duit la traite des esclaves, elle n'y ont pas mis fin. Au cours des soixante ann¨¦es suivantes, trois millions d'Africains sont devenus esclaves dans le Nouveau Monde. Il faudra attendre soixante ans de plus, jusqu'¨¤ la Convention relative ¨¤ l'esclavage ¨¦labor¨¦e en 1926 par la Soci¨¦t¨¦ des Nations, pour que l'esclavage soit officiellement interdit dans le droit international. Mais 1807 repr¨¦sente n¨¦anmoins un tournant d¨¦cisif dans l'histoire de l'humanit¨¦, un moment crucial dans la lutte engag¨¦e pour cr¨¦er et faire respecter les normes internationales en mati¨¨re de conduite humanitaire. C'est un moment opportun qu'il convient de comm¨¦morer, et aucun cadre ne pourrait ¨ºtre plus appropri¨¦ pour le faire que les Nations Unies, une institution dont l'engagement ¨¤ reconna¨ªtre ? la dignit¨¦ inh¨¦rente ¨¤ tous les membres de la famille humaine et leurs droits ¨¦gaux et inali¨¦nables ? est un h¨¦ritage direct du combat des abolitionnistes.
J'ai ¨¦t¨¦ invit¨¦ ¨¤ participer au panel en raison de mes activit¨¦s au sein du Comit¨¦ directeur sur l'esclavage et la justice de Brown University. Cr¨¦¨¦ en 2003 par la Pr¨¦sidente de Brown, Ruth J. Simmons, le comit¨¦ ¨¦tait charg¨¦ d'enqu¨ºter sur les liens de l'universit¨¦ avec l'esclavage et la traite transatlantique des esclaves aux si¨¨cles derniers et de pr¨¦senter un rapport complet. Le comit¨¦ a ¨¦t¨¦ ¨¦galement charg¨¦ d'organiser des programmes publics qui pourraient aider les ¨¦tudiants et le grand public ¨¤ r¨¦fl¨¦chir sur le sens de ce ph¨¦nom¨¨ne aujourd'hui, sur les questions historiques, politiques, l¨¦gales et morales complexes pos¨¦es par la confrontation de l'injustice du pass¨¦. Au cours de son mandat, le comit¨¦ a invit¨¦ une centaine d'universitaires ¨¦minents ¨¤ travailler non seulement sur l'esclavage et la traite des esclaves (¨¤ la fois pass¨¦s et pr¨¦sents), mais aussi sur les commissions de v¨¦rit¨¦, les tribunaux charg¨¦s de juger les crimes de guerre, les programmes de d¨¦dommagement et autres initiatives de ? justice r¨¦trospective ?.
Le comit¨¦ a pr¨¦sent¨¦ en octobre 2006 son rapport final assorti de recommandations. Au d¨¦but de 2007, dans une r¨¦ponse officielle, apr¨¨s une p¨¦riode de discussion publique, la Pr¨¦sidente R. Simmons et la Brown Corporation ont d¨¦fini les mesures sp¨¦cifiques que l'universit¨¦ prendrait ¨¤ la lumi¨¨re des conclusions du comit¨¦. Le rapport du comit¨¦ et la r¨¦ponse de la pr¨¦sidente sont accessibles en ligne ¨¤ . Le site Internet offre ¨¦galement une mine d'informations, notamment des extraits vid¨¦o d'¨¦v¨¦nements parrain¨¦s par le comit¨¦, des ressources ¨¦ducatives pour les enseignements souhaitant introduire l'¨¦tude de l'esclavage et de la traite des esclaves dans leur cours et des documents historiques num¨¦ris¨¦s. Ces documents comprennent la reconstruction documentaire compl¨¨te d'une exp¨¦dition d'un bateau d'esclaves au d¨¦part de Rhode Island en 1764, l'ann¨¦e de la fondation de Brown, commandit¨¦e par des membres de la famille Brown dont l'universit¨¦ porte le nom.
Au cours de l'¨¦tude, le comit¨¦ a recueilli de nombreux faits nouveaux et surprenants, mais ce qui m'a surtout surpris ce sont les r¨¦actions suscit¨¦es ¨¤ l'annonce de la cr¨¦ation du comit¨¦. Certains ont lou¨¦ l'universit¨¦ pour avoir le courage et la vision de confronter des questions que d'autres institutions ont oubli¨¦es ou ignor¨¦es. L'initiative de Brown ? pourrait cr¨¦er des tensions, l'embarras ou la discorde ?, a mis en garde un correspondant. ? Mais peu de questions dans la soci¨¦t¨¦ am¨¦ricaine sont aussi importantes et il est tout ¨¤ votre honneur de vous atteler ¨¤ cette t?che importante. Et vos efforts, s'ils sont rigoureux, critiques et globaux, pourraient servir de mod¨¨le ¨¤ un d¨¦bat plus vaste sur les vestiges de l'esclavage dans l'ensemble de la soci¨¦t¨¦. ? D'autres ont attaqu¨¦ le comit¨¦ consid¨¦rant qu'il ¨¦tait source de discorde et encourageaient des id¨¦es erron¨¦es. ? Vous me r¨¦voltez, comme vous r¨¦voltez de nombreux Am¨¦ricains ?, a ¨¦crit un critique. ? L'esclavage est condamnable, mais ¨¤ cette ¨¦poque, c'¨¦tait une entreprise l¨¦gale. On y a mis fin. L'affaire est r¨¦gl¨¦e. Vous citez les effets de l'esclavage pour expliquer le fait que les Noirs sont laiss¨¦s pour compte, mais cela d¨¦montre votre ignorance. Les Noirs sont ¨¤ la tra¨ªne parce qu'ils n'arrivent pas ¨¤ r¨¦gler les probl¨¨mes qu'ils ont avec la drogue ou les armes ¨¤ feu, qu'il n'avancent pas, qu'ils d¨¦pendent de l'aide sociale et qu'ils ne peuvent tout simplement pas am¨¦liorer leur vie [.] Ce qu'il leur faut, ce n'est pas de l'argent, mais un bon coup de pied dans les fesses jusqu'¨¤ ce qu'ils trouvent leur chemin. [.] Votre ¨¦tude, c'est du bidon, et Ruth Simmons aussi. ?
En tant qu'historien, je trouve que la deuxi¨¨me lettre est plus int¨¦ressante que la premi¨¨re. Elle r¨¦v¨¨le une tendance end¨¦mique dans la politique am¨¦ricaine d'aujourd'hui ¨¤ r¨¦duire toutes les discussions sur l'esclavage et son h¨¦ritage ¨¤ la simple question des compensations financi¨¨res : qui doit quoi ¨¤ qui ? Plus g¨¦n¨¦ralement, elle r¨¦v¨¨le combien la question de l'esclavage est difficile et douloureuse dans notre pays, deux cents ans apr¨¨s l'abolition de la traite transatlantique et plus de cent quarante ans apr¨¨s la fin de la Guerre civile. Le ton m¨ºme de ces lettres sugg¨¨re que l'affaire n'est pas ? r¨¦gl¨¦e ? du tout, que l'esclavage continue de provoquer des ¨¦motions ¨¤ fleur de peau, loin d'¨ºtre r¨¦solues parmi les Am¨¦ricains, tant Blancs que Noirs. Paradoxalement, ce type de lettres est la preuve de l'importance, du caract¨¨re urgent m¨ºme, du dialogue et de la r¨¦flexion que nous cherchons ¨¤ promouvoir ¨¤ Brown.
Peut-¨ºtre m¨ºme plus important, la controverse soulev¨¦e par le comit¨¦ montre combien nos politiques et nos perceptions, qui influencent notre vision du monde, sont fa?onn¨¦es par l'id¨¦e de la race--une id¨¦e qui est un h¨¦ritage de l'esclavage. Comme le fait valoir le rapport, l'esclavage est un ph¨¦nom¨¨ne pratiquement universel dans l'histoire de l'humanit¨¦, l'une de ses caract¨¦ristiques ¨¦tant la d¨¦gradation syst¨¦matique des personnes asservies. Malgr¨¦ certaines diff¨¦rences, tout au long de l'histoire, les esclaves ont ¨¦t¨¦ stigmatis¨¦s, consid¨¦r¨¦s comme des ¨ºtres inf¨¦rieurs, non civilis¨¦s et sauvages. Pourtant, dans peu de soci¨¦t¨¦s cette logique a ¨¦t¨¦ pouss¨¦e aussi loin qu'aux ?tats-Unis o¨´ les populations de descendance africaine ont ¨¦t¨¦ consid¨¦r¨¦es comme une ? race ? distincte, faite pour ¨ºtre esclave. Un essai contre l'esclavage paru dans la Providence Gazette en 1773 expliquait le processus de mani¨¨re succincte : ? Poss¨¦der des esclaves [.] est une coutume qui jette l'anath¨¨me le plus ind¨¦l¨¦bile sur tout un peuple, amenant certains [.] ¨¤ insinuer qu'ils forment une race diff¨¦rente cr¨¦¨¦e par le Cr¨¦ateur pour accomplir les basses besognes, trimer pour nous servir avec leurs fr¨¨res de mis¨¨re. ? Durant les d¨¦cennies suivantes, cette id¨¦e allait acqu¨¦rir une autorit¨¦ ? scientifique ? d¨¦montrant l'inf¨¦riorit¨¦ inn¨¦e des Noirs.
L'essai publi¨¦ dans la Gazette trace les d¨¦buts du mouvement transatlantique jusqu'¨¤ l'abolition de l'esclavage en 1807. Mais pour nous, au comit¨¦ directeur de Brown, cet essai ¨¦tait important ¨¤ double titre. Alors que l'auteur ¨¦tait rest¨¦ anonyme, le style de l'article laissait supposer le travail de Moses Brown, l'un des premiers bienfaiteurs de l'universit¨¦. Quelques mois auparavant, il avait travers¨¦ une crise spirituelle apr¨¨s la mort de sa femme, Anna, qu'il avait interpr¨¦t¨¦e comme une punition divine pour sa participation ¨¤ la traite des esclaves. Il s'est converti alors au quakerisme, a lib¨¦r¨¦ ses esclaves et s'est d¨¦vou¨¦ au mouvement abolitionniste naissant. Ses efforts ont contribu¨¦ ¨¤ faire voter la loi contre l'esclavage par l'?tat de Rhode Island en 1784, ainsi qu'une loi en 1787, peu appliqu¨¦e, qui interdisait aux habitants de Rhode Island de participer ¨¤ la traite des esclaves. Ses activit¨¦s l'ont amen¨¦ ¨¤ rencontrer Wilberforce, Clarckson, Sharpe et d'autres personnalit¨¦s du mouvement abolitionniste, mais lui ont aussi fait des ennemis, notamment son fr¨¨re a¨ªn¨¦, John, qui ¨¦tait devenu le d¨¦fenseur le plus acharn¨¦ de la traite alors m¨ºme que Moses en ¨¦tait l'un des critiques les plus v¨¦h¨¦ments. John Brown aura plus tard le privil¨¨ge peu enviable d'¨ºtre le premier homme jug¨¦ par la cour f¨¦d¨¦rale des ?tats-Unis pour ses activit¨¦s ill¨¦gales dans la traite des esclaves, des poursuites qui ont ¨¦t¨¦ engag¨¦es par la Providence Abolition Society, une organisation fond¨¦e par Moses Brown.
Le conflit entre les fr¨¨res et les mouvements qu'ils repr¨¦sentaient a trouv¨¦ un ¨¦cho dans l'universit¨¦. Les m¨¦rites de l'esclavage et l'abolition sont des sujets qui ont ¨¦t¨¦ ¨¦voqu¨¦s en cours, dans les soci¨¦t¨¦s de conf¨¦rences et les discours solennels prononc¨¦s lors de la remise des dipl?mes. Parmi les documents pr¨¦sent¨¦s sur le site Internet du comit¨¦ figure le texte manuscrit d'un discours prononc¨¦ en 1789 par un dipl?m¨¦, James Tallmadge, qui est devenu ensuite un d¨¦put¨¦. Devant un public comprenant plusieurs personnes impliqu¨¦es dans la traite des esclaves, Tallmadge a r¨¦fut¨¦ syst¨¦matiquement chacun des arguments avanc¨¦s par les d¨¦fenseurs de la traite des Africains, notamment la notion ? sp¨¦cieuse ? selon laquelle une personne ? qui a une peau fonc¨¦e est inf¨¦rieure ¨¤ celle qui a une peau plus claire ?. Laissons aux ? g¨¦n¨¦rations futures la t?che de comprendre comment les Am¨¦ricains ont pu concevoir de telles id¨¦es ?, a-t-il ajout¨¦.
Cela a pris plus de deux cents ans, mais, ¨¤ Brown, nous avons finalement r¨¦pondu ¨¤ cette demande. Nous esp¨¦rons que notre exemple pourra inspirer d'autres institutions ¨¤ entreprendre des travaux de recherche similaires sur leur pass¨¦ complexe et douloureux.
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