Il aura fallu attendre 27 ans d'apathie g¨¦n¨¦rale avant que les Khmers rouges soient traduits en justice et six ans de n¨¦gociations intenses entre les Nations Unies et le gouvernement cambodgien pour cr¨¦er en 2006 le Tribunal Khmer Rouge, appel¨¦ officiellement les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Cette cour nationale, ¨¤ laquelle participent des procureurs et des juges internationaux, est parrain¨¦e par l'ONU.
Le 4 f¨¦vrier 2008, l'ex-num¨¦ro deux des Khmers rouges, Nuon Chea, alors ?g¨¦ de 81 ans, a comparu pour la premi¨¨re fois devant la Cour. Il est d¨¦tenu dans la maison d'arr¨ºt du tribunal khmer rouge, situ¨¦ en dehors de Phnom Peng, avec quatre autres hauts dirigeants, y compris Ieng Sary, l'ancien Ministre des Affaires ¨¦trang¨¨res, et Khieu Samphan, le chef d'?tat ¨¤ cette ¨¦poque. Pour de nombreuses victimes du r¨¦gime Khmer rouge, le proc¨¨s de Nuon Chea, m¨ºme engag¨¦ avec 25 ans de retard, rev¨ºtait une grande importance - la meilleure preuve que la justice, b?illonn¨¦e depuis si longtemps, serait enfin rendue. Chacun esp¨¦rait que le spectre des Khmers rouges, qui hante le Cambodge depuis les ann¨¦es 1960, dispara¨ªtrait enfin. Mais nombreux sont ceux parmi les Cambodgiens et la communaut¨¦ internationale qui se demandent encore pourquoi il aura fallu attendre si longtemps pour que le tribunal engage des proc¨¦dures.
Pour essayer d'¨¦claircir ce myst¨¨re, il faut revenir en arri¨¨re. Les Khmers rouges ont men¨¦ une insurrection communiste contre le gouvernement neutre du prince Norodom Sihanouk pendant la guerre froide et ont mis en place un r¨¦gime de terreur pendant leurs ann¨¦es au pouvoir, d'avril 1975 ¨¤ janvier 1979. Ce r¨¦gime a co?t¨¦ la vie ¨¤ pr¨¨s de 1,7 million de Cambodgiens, ex¨¦cut¨¦s, morts d'¨¦puisement ou de faim. Les bombardements massifs par les ?tats-Unis de la r¨¦gion situ¨¦e ¨¤ l'est du Cambodge (1969-1973) et le renversement de Sihanouk par un g¨¦n¨¦ral de droite proam¨¦ricain en mars 1970 ont radicalis¨¦ les jeunes des campagnes dont un grand nombre ont rejoint le r¨¦gime. Furieux, le prince a fait cause commune avec Pol Pot, le dirigeant des Khmers rouges ¨¤ P¨¦kin, favorisant ainsi l'ouverture ¨¤ l'envoi d'armes chinoises aux Khmers rouges et contribuant ¨¤ leur arriv¨¦e spectaculaire au pouvoir.
Le 7 janvier 1979, l'arm¨¦e vietnamienne et un petit groupe de rebelles cambodgiens ont renvers¨¦ le r¨¦gime de terreur, mettant fin ¨¤ un long cauchemar qui aura dur¨¦ trois ans et demi. Les atrocit¨¦s ont ¨¦t¨¦ alors r¨¦v¨¦l¨¦es, soulevant un toll¨¦ g¨¦n¨¦ral. Partout les journalistes et la soci¨¦t¨¦ civile ont demand¨¦ que les responsables soient traduits en justice. La lib¨¦ration du pays n'a, toutefois, pas mis fin aux souffrances du peuple. Le toll¨¦ soulev¨¦ au sein de la communaut¨¦ internationale contre les Khmers rouges dans les couloirs de l'ONU ¨¤ New York a ¨¦t¨¦ ¨¦touff¨¦ par des man?uvres diplomatiques. Les grandes puissances ont attribu¨¦ ¨¤ Pol Pot, alors exil¨¦ ¨¤ la fronti¨¨re de la Tha?lande, le si¨¨ge cambodgien plut?t qu'au parti de la R¨¦publique du Kampuch¨¦a (PRK) qui, plus tard, a gagn¨¦ de facto le contr?le du pays. Ce simulacre a dur¨¦ jusqu'en 1991, longtemps apr¨¨s l'instauration d'un nouveau r¨¦gime ¨¤ Phnom Penh. Le PRK ¨¦tait isol¨¦ politiquement et ¨¦conomiquement, bien que l'ancienne Union sovi¨¦tique et ses alli¨¦s, dont un nombre de pays non align¨¦s, notamment l'Inde, aient continu¨¦ de lui apporter leur soutien et l'aient reconnu. Ils n'ont toutefois pas obtenu la majorit¨¦ des voix ¨¤ l'Assembl¨¦e g¨¦n¨¦rale.
Pour rendre une r¨¦solution de l'ONU plus acceptable pour la communaut¨¦ internationale, les Khmers rouges ont forg¨¦ une alliance avec le funcinpec, le parti royaliste, et le Front national de lib¨¦ration du peuple Khmer, une faction proam¨¦ricaine, et form¨¦ le gouvernement de coalition du Kampuch¨¦a d¨¦mocratique. Le drapeau khmer rouge est rest¨¦ en place ¨¤ l'ONU pendant les ann¨¦es 1980. Perplexe, le peuple cambodgien, qui n'avait pas ¨¦t¨¦ consult¨¦ sur cet ultime affront, a demand¨¦ que justice soit faite. ? Phnom Penh, le gouvernement du prk a jug¨¦ Pol Pot et Ieng Sary par coutumace, mais ces proc¨¨s ont ¨¦t¨¦ ignor¨¦s par la communaut¨¦ internationale.
Le Cambodge s'est retrouv¨¦ dans une impasse jusqu'¨¤ la signature des Accords de paix de Paris le 23 octobre 1991, par lesquels a ¨¦t¨¦ cr¨¦¨¦e l'Autorit¨¦ provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC) pour mettre en ?uvre les accords. Toutefois, ¨¤ cause de la position trouble adopt¨¦e par les Nations Unies dans les ann¨¦es 1980, les Accords de paix et l'apronuc ont ¨¦t¨¦, d¨¨s le d¨¦part, entach¨¦s par des mandats conflictuels, des espoirs insens¨¦s et le manque d'exp¨¦rience de l'ONU. La plus grande d¨¦faillance fut, ¨¤ la demande des ?tats-Unis et de la Chine au Conseil de s¨¦curit¨¦, de donner ¨¤ la faction des Khmers rouges un r?le l¨¦gitime dans le processus engag¨¦ par l'apronuc ! Encourag¨¦s, les Khmers rouges ont refus¨¦ de d¨¦poser les armes, ce qui a conduit ¨¤ un ¨¦chec total du processus de d¨¦mobilisation et ¨¤ une escalade des probl¨¨mes de s¨¦curit¨¦ pendant et apr¨¨s le mandat de l'apronuc. Cette attitude laxiste ¨¤ l'¨¦gard du r¨¦gime a encourag¨¦ ce dernier ¨¤ violer les accords, refusant notamment l'entr¨¦e de l'apronuc sur son territoire et prenant son personnel en otage.
Le Khmers rouges ont ¨¦galement refus¨¦ de participer aux ¨¦lections, initiative qui a ¨¦t¨¦ d¨¦sapprouv¨¦e par les hauts fonctionnaires de l'ONU mais qui s'est, en fait, r¨¦v¨¦l¨¦e une bonne chose. Permettre aux Khmers rouges de participer aux ¨¦lections et d'occuper des postes au gouvernement dans le cadre d'une ? solution globale ? aurait ¨¦t¨¦ per?u par les Cambodgiens comme une ultime insulte.
Personne ne pouvait nier que les Accords de Paris ¨¦taient, ¨¤ ce moment-l¨¤, la meilleure solution pour aider le Cambodge ¨¤ sortir de l'impasse dans laquelle il s'¨¦tait enlis¨¦. Apr¨¨s tout, ils permettaient aux grandes puissances de se retirer par personnes interpos¨¦es d'un conflit qui semblait sans issue. Bien que cela soit vrai, on peut aussi avancer que, si un amendement ¨¤ la r¨¦solution de l'ONU propos¨¦e par l'Inde, demandant que le si¨¨ge cambodgien reste vacant, avait ¨¦t¨¦ adopt¨¦ en 1979, le dilemme aurait probablement ¨¦t¨¦ r¨¦solu plus t?t et donn¨¦ lieu ¨¤ moins de clauses bancales. L'Inde a fait remarquer que l'amendement aurait ¨¦t¨¦ conforme aux d¨¦cisions du sommet des pays non align¨¦s ¨¤ La Havane, ¨¤ Cuba, mais, comme d'habitude, personne n'y a pr¨ºt¨¦ attention.
Les succ¨¨s les plus manifestes de l'apronuc ont ¨¦t¨¦ l'organisation d'¨¦lections, avec une participation de 90 % d'¨¦lecteurs et le retour de 370 000 r¨¦fugi¨¦s r¨¦partis dans les camps install¨¦s ¨¤ la fronti¨¨re de la Tha?lande. Cependant, quand l'apronuc s'est retir¨¦e du Cambodge, les Khmers rouges avaient un QG fermement ¨¦tabli dans la jungle, ¨¦taient arm¨¦s jusqu'aux dents et occupaient un plus grand nombre de territoires qu'avant. Ayant jur¨¦ de renverser le nouveau gouvernement de coalition dirig¨¦ par le prince Ranariddh et Hun Sen, ils ont rapidement lanc¨¦ des attaques.
La d¨¦fection en 1996 d'Ieng Sary avec de nombreux combattants dans la r¨¦gion de Pailin a marqu¨¦ une ¨¦tape d¨¦cisive. Le reste des forces des Khmers rouges, situ¨¦es dans la r¨¦gion de Sn Long Veng, ont continu¨¦ de s'opposer au gouvernement royal. Enfin, en 2003, avec la mort de Pol Pot et la reddition des dirigeants, le mouvement Khmer rouge a ¨¦t¨¦ dissous. M¨ºme si la mont¨¦e en puissance du r¨¦gime et son importance sont en grande partie dues ¨¤ l'intervention ¨¦trang¨¨re, ce sont les Cambodgiens qui lui ont donn¨¦ le coup final.
Pendant cette p¨¦riode tumultueuse, personne ne pensait, bien s?r, traduire les Khmers rouges criminels en justice. Pourtant, en juin 1997, les co-Premiers ministres Ranariddh et Hun Sen ont demand¨¦ aux Nations Unies qu'ils soient jug¨¦s. Les n¨¦gociations qui ont suivi ont ¨¦t¨¦ marqu¨¦es par des divergences d'interpr¨¦tation de la notion de justice et l'insistance du Cambodge ¨¤ prendre en main les proc¨¨s. Il faut esp¨¦rer que les proc¨¨s des cetc, bien qu'imparfaits, permettront d'enterrer ¨¤ jamais le spectre des Khmers rouges, mettant ainsi fin ¨¤ un chapitre sombre de l'histoire du Cambodge. Cela permettra aussi au gouvernement et au peuple cambodgien de poursuivre leur lutte contre la pauvret¨¦, les maladies, l'injustice et l'ignorance.