Un observateur dans le cadre de la Mission de supervision des Nations Unies en Syrie recueille le témoignage d’un habitant tout en effectuant une mission d’établissement des faits dans le village syrien de Mazraat al-Qubeir où un massacre de civils aurait eu lieu en juin 2012.
? PHOTO ONU/DAVID MANYUA

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Le cinquantième anniversaire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptés tous les deux en 1966, est l’occasion de dresser le bilan des progrès réalisés concernant la promotion des droits de l’homme et d’examiner l’efficacité générale du Conseil de sécurité à protéger les droits de l’homme.

Syrie: l’aggravation d’une crise

Cet anniversaire co?ncide avec un moment critique de l’histoire du Conseil. La situation en Syrie remet en cause la volonté et la capacité de ce dernier à mettre fin aux atrocités massives, voire sa capacité à les prévenir. Il suffit que des atrocités massives se produisent une fois pour occulter tous les efforts qui ont précédé. Les génocides qui ont eu lieu au Rwanda en 1994 et à Srebrenica en 1995 en constituent un témoignage éloquent. Entre le nombre de morts et le nombre de réfugiés en Syrie, les atrocités massives qui ont ravagé

le pays ces cinq dernières années remettent véritablement en cause son efficacité. La situation semblerait, au mieux, appeler à une interdiction de l’usage du droit de veto dans les cas d’atrocités massives afin de rétablir, dans la mesure du possible, sa crédibilité et son efficacité dans la prévention de ces atrocités.

1945?: un monde différent

Les institutions con?ues par les peuples reflètent invariablement les préoccupations de leur temps. Les Nations Unies ont été créées par des hommes accablés par les fléaux de la guerre. Ils ont reconnu à l’unisson l’impératif absolu d’épargner les futures générations des calamités qu’ils avaient subies deux fois dans leur vie. Avec, comme principal objectif la prévention d’une troisième guerre mondiale, les trois piliers de l’Organisation sur lesquels les Nations Unies ont fondé leur action – la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme – n’ont pas été traités de manière égale. Les dispositions prévues pour la paix et la sécurité ont donné plus d’importance aux considérations liées au développement et aux droits de l’homme. Les conflits interétatiques ont été considérés comme étant la seule menace contre la paix internationale et la sécurité, alors que les questions liées au développement et aux droits de l’homme ont été considérées comme une question relevant presque exclusivement de la protection nationale.

? San Francisco en 1945, les délégués ont fait face à la t?che ambitieuse de créer une organisation semblable à la Société des Nations tout en évitant ses lacunes. La Charte des Nations Unies a été signée le 26 juin 1945. Les délégués ont créé le Conseil de sécurité, l’un des six organes principaux, situé en haut dans la hiérarchie au sein de l ’Organisation après l’Assemblée générale, l’habilitant à prendre des décisions contraignantes et prévalant sur tous les autres accords internationaux. Le Conseil ayant été créé avant l’adoption des deux Pactes, et les menaces contre la paix et la sécurité internationales étant considérées comme des questions relevant uniquement de l’?tat, les droits de l’homme ont été largement absents du radar du Conseil depuis sa création.

La Charte a confié la promotion et le respect des droits de l’homme au Conseil économique et social, qui a rapidement créé en 1946 la Commission des droits de l’homme dont les sessions annuelles avaient lieu à Genève, marquant un éloignement physique des droits de l’homme du Conseil de sécurité établi à New York. La Commission s’est initialement attachée à établir les normes internationales en matière de droits de l’homme et à créer la Charte internationale des droits de l’homme, qui continue à servir de référence principale pour les normes en matière de droits de l’homme. En raison du nombre considérable de violations des droits de l’homme commises dans les ?tats nouvellement indépendants, l’approche non spécifique au contexte de la Commission dans le domaine des droits de l’homme a été rapidement contestée, la contraignant à consacrer des débats à des situations spécifiques. Avec la reconnaissance que les violations des droits de l’homme pouvaient être un signe avant-coureur de conflits, la Commission a commencé à envoyer des rapporteurs spéciaux pour enquêter sur la situation des droits de l’homme. Ceux-ci devaient présenter leurs rapports devant la Troisième Commission de l’Assemblée générale à New York, rapprochant la question des droits de l’homme du Conseil de sécurité. Il est également important de rappeler que la majorité des membres comprenant les pays développés, leur réticence à donner au Conseil un r?le défini dans les situations présentant des violations des droits de l’homme l’a empêché de jouer un plus grand r?le. Cette position a toutefois changé dans les situations comprenant les atrocités massives, mentionnées plus bas.

Changement de paradigme

Alors qu’à la fin des années 1980 les conflits armés se sont transformés en conflits internes et que la communauté internationale a été le témoin des terribles massacres du début des années 1990, il était évident que les affaires intérieures d’un ?tat pouvaient poser des menaces importantes contre la paix et la sécurité internationales. Le Conseil de sécurité, l’organe des Nations Unies chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales, s’est donc retrouvé?à traiter les questions des droits de l’homme.

Les conflits internes en augmentation qui ont eu lieu dans les années 1990 ont servi de lien initial entre la paix et la sécurité internationales et les droits de l’homme, et il est apparu très rapidement que ces deux questions allaient de pair et que l’on ne pouvait pas traiter l’une sans promouvoir l’autre. Le système de défense des droits de l’homme, cependant, était sérieusement sous-équipé et alourdi par sa structure. Pour remédier au déséquilibre des pouvoirs entre le Conseil de sécurité et la Commission, Kofi Annan, le Secrétaire général de l’époque, a proposé dans le document final du Sommet mondial de 2005 de remplacer la Commission des droits de l’homme par le Conseil des droits de l’homme, un organe doté d’un plus grand pouvoir pour mieux intégrer les questions relatives aux droits de l’homme dans toutes les activités de l’Organisation. En mars 2006, l’Assemblée générale a adopté la résolution 60/251 établissant le Conseil des droits de l’homme en tant qu’organe subsidiaire.

Bien que ce Conseil ait été basé, comme son prédécesseur, à Genève, ses enquêtes sur la situation spécifique à un pays concernant les droits de l’homme empiétaient fréquemment sur les travaux du Conseil de sécurité. Les textes fondateurs n’ayant pas abordé les relations entre les divers postes et organes de défense des droits de l’homme et le Conseil de sécurité, les considérations relatives aux droits de l’homme dans les activités du Conseil de sécurité ont été laissées à la discrétion du Conseil lui-même, qui était prêt à étendre sa limite.

Les violations généralisées des droits de l’homme dans les mois qui ont précédé les guerres civiles en Yougoslavie et au Rwanda ont mis rétroactivement en évidence que les conflits internes ne pouvaient pas être retirés de l’ordre du jour du Conseil de sécurité par le simple fait qu’ils étaient limités par les frontières d’un pays. De ce constat est né en 2005 la doctrine de la Responsabilité de protéger (R2P) qui s’articule sur trois piliers, deux visant à prévenir les atrocités massives – définies comme le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité – et le troisième visant l’échec à empêcher ces crimes. Le premier pilier maintient qu’il incombe à chaque ?tat de protéger sa population civile de ces crimes; le deuxième pilier vise à renforcer les capacités des ?tats fragiles ou défaillants pour consolider les institutions afin de faciliter la mise en ?uvre des objectifs énoncés dans le premier pilier. Dans le cas où ces deux piliers n’assureraient pas la prévention d’atrocités massives, il incomberait à la communauté internationale de prendre des mesures appropriées et, si possible, pacifiques pour protéger les populations vulnérables. Les mesures militaires, autorisées par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ne seraient envisagées que lorsque les crimes supposés relèvent de l’un des quatre crimes mentionnés plus haut, une fois que toutes les options non militaires ont été épuisées. La question est donc de savoir où se situe la limite entre les violations des droits de l’homme et les atrocités massives. Avec ce dilemme, l’engagement du Conseil dans le domaine des droits de l’homme a atteint son point le plus haut.

Les atrocités massives et la responsabilité de protéger

Les atrocités massives ont été définies en 1998 par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). La détermination de ces crimes et le seuil de déclenchement de la responsabilité de protéger sont laissés à l’appréciation du Conseil de sécurité au cas par cas. Alors que la crainte que l’inaction du Conseil face aux massacres perpétrés au Rwanda et à Srebrenica ne se répète appara?t en toile de fond de toutes les évaluations faites dans le cadre de la responsabilité de protéger, les violations des droits de l’homme seules ne constituent pas une base suffisante pour intervenir dans les affaires d’un ?tat. Ce point de vue a été avancé par les pays en développement – notamment l’Inde, dont les plaies coloniales ne sont toujours pas cicatrisées – qui estime que la doctrine peut être exploitée par les nations puissantes pour mettre en péril l’ordre mondial post-westphalien.

Il était généralement admis que l’action menée par le Conseil de sécurité devait être limitée aux cas où le degré des violations des droits de l’homme donnait lieu à soup?onner des atrocités massives imminentes et que, même dans ce cas, l’action menée par le Conseil devait être soigneusement évaluée afin de s’assurer que les conséquences de toute décision ne conduisent pas à l’instabilité ou causent plus de dommages. Cela n’a pas toujours été le cas et l’usage de la force autorisée par le Conseil a clairement eu, dans certains cas, des conséquences f?cheuses.

En vertu de l’article 34 de la Charte des Nations Unies, le Conseil a largement recouru à un ensemble de mesures non militaires pour prévenir des conflits émergents. Dans la phase d’investigation, les Commissions d’enquête ont été un instrument efficace et populaire pour définir les mandats des opérations de la paix et guider le renvoi de certaines affaires devant les tribunaux. Les résultats des Commissions ont aussi permis de mieux encadrer le recours aux sanctions par le Conseil qui ont servi de compromis entre la diplomatie et l’usage de la force lorsque la première s’est révélée inefficace et le deuxième injustifié. Le Comité des sanctions, un organe subsidiaire du Conseil de sécurité, a appliqué avec succès des sanctions ciblées contre les entités impliquées tout en dénon?ant et stigmatisant les responsables, un mélange de mesures non coercitives et coercitives non militaires con?ues pour lutter contre les violations des droits de l’homme et qui doivent être utilisées de manière plus stratégique.

La Cour pénale internationale

Alors que les renvois devant la CPI ou la création de tribunaux spéciaux pour poursuivre les responsables d’atrocités massives sont des concepts dissuasifs pour lutter contre les violations des droits de l’homme, les mesures elles-mêmes sont de plus en plus compromises. ? l’exception d’un renvoi direct du Conseil de sécurité devant la CPI, qui n’a eu lieu que deux fois depuis la création de la Cour pénale en 2002 (les situations au Darfour en 2005 et en Libye en 2011), les travaux de la CPI dépendent entièrement du respect des ?tats Membres pour leurs obligations. Outre le fait que les ?tats parties ne respectent pas le Statut de Rome et qu’ils échouent à appréhender des personnes en exécution d’un mandat d’arrêt lorsqu’elles sont dans le territoire de l’?tat, une tendance sans précédent et inquiétante s’est récemment affirmée avec le retrait de plusieurs pays de la Cour pénale. Depuis octobre 2016, le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie se sont retirés de la CPI (bien que le Président gambien élu ait depuis déclaré qu’il comptait y rester) et la Fédération de Russie, qui avait signé mais pas ratifié le Statut de Rome, a révoqué sa signature.

Le Chapitre VII

Lorsqu’il y a des raisons suffisantes de penser que des atrocités massives ont été commises intentionnellement et que les mesures non militaires ne sont pas parvenues à assurer la protection civile, le Conseil peut, en dernier ressort, invoquer le Chapitre VII autorisant l‘usage de la force. Le Conseil de sécurité a de plus en plus recours aux mandats établis en vertu du Chapitre VII, car la plus grande menace contre la paix et la sécurité internationales est actuellement posée par des acteurs militaires non étatiques à têtes multiples qui ne peuvent pas être tenus responsables par des moyens traditionnels en vertu du droit international humanitaire et des droits de l’homme. Le terrorisme, qui prive les populations d’un droit fondamental – le droit à la vie – a, dans une très grande mesure, provoqué le transfert du fardeau de l’action des mécanismes des droits de l’homme au Conseil de sécurité, principalement en raison de l’inexpérience et de l’incapacité de ces mécanismes à traiter avec les acteurs non étatiques.

Un long chemin à parcourir

Des violations des droits de l’homme ont lieu en permanence à travers le monde et aucun mécanisme des droits de l’homme désigné n’a été mis en place depuis plusieurs décennies. L’efficacité du Conseil de sécurité dans le domaine des droits de l’homme a été évaluée sur la base des considérations relatives aux droits de l’homme incorporées dans ses nombreuses résolutions. ?tant donné l’autre mécanisme en place visant à examiner les violations des droits de l’homme, le test ultime de l’efficacité du Conseil devrait dépendre de sa capacité à prévenir les atrocités massives. C’est le seul critère de mesure qui permet, en dernier ressort, d’évaluer son efficacité. En d’autres termes, d’autres atrocités massives pourraient annuler les succès que le Conseil a enregistrés en matière de promotion des droits de l’homme. La Syrie est déjà une plaie purulente.

Bien avant que le seuil ne soit franchi, exigeant l’action du Conseil de sécurité, l’?tat doit assurer la promotion fondamentale des normes internationales des droits de l’homme à l’intérieur de ses frontières par la mise en place de structures de gouvernance centrées sur les personnes et le renforcement des institutions de protection des droits de l’homme au plan interne. Le débat autour de la relation entre le Conseil de sécurité et les droits de l’homme, portant souvent sur l’action réactive, doit aller de pair avec un débat sur la relation entre l’?tat et la prévention. Ce n’est que par cette approche à deux niveaux que nous pourrons assurer les conditions rarement satisfaites pour invoquer une action militaire et que les violations des droits de l’homme ne seront pas jugées suffisamment graves pour nécessiter l’action du Conseil. ??

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Avec les travaux de recherche d’Ariun Enkhsaikhan, actuellement chercheuse au Center for International Human Rights à New York. Elle a été une collègue de l’auteur à l’Institut international pour la paix à New York de 2014 à mars 2016.