21 septembre 2015

Lorsque j’ai pris mes fonctions comme Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en février 1991— j’étais la première femme, la première Japonaise et la première universitaire à occuper ce poste — le monde commen?ait tout juste de se départir des structures rigides mises en places durant la guerre froide. Dans les semaines qui ont suivi mon arrivée à Genève, près de 2 millions de Kurdes irakiens avaient fui l’Iran et la Turquie suite à la Guerre du Golfe. Ce fut le début d’une décennie turbulente qui a marqué ma carrière jusqu’en 2000, lorsque j’ai quitté mes fonctions.

La Guerre du Golfe de 1991 a marqué un tournant dans la promotion de la diplomatie multilatérale et de l’action humanitaire qui a posé les bases pour la période de l’après-guerre froide des années 1990. L’ampleur et la rapidité de l’exode des réfugiés étaient sans précédent et le rythme des retours a été également rapide. Soutenues par la résolution 688 (1991) du Conseil de sécurité, les forces de la coalition sont intervenues pour créer un lieu de refuge dans le nord de l’Iraq afin de ramener les réfugiés kurdes. Nous avons assuré notre présence dans cette région pour la première fois, en travaillant étroitement avec les forces militaires internationales pour venir en aide aux réfugiés et aux personnes déplacées dans leur pays. Au cours des années suivantes, en particulier dans l’ex-Yougoslavie et la région des Grands Lacs d’Afrique, nous avons constamment été appelés à repenser nos stratégies de protection et d’assistance.

La protection repose sur un fondement juridique, mais, sur le terrain, elle est devenue une activité de plus en plus opérationnelle et pratique. Le HCR a été aux premières lignes, souvent dans des zones de guerre, et souvent seul. Nous avons été beaucoup plus actifs dans les pays d’origine, en particulier pour aider les rapatriés à se réintégrer dans leur communauté. Il nous a aussi fallu mettre en ?uvre de nouvelles approches en matière d’asile. Nous avons exploré de nouvelles possibilités et, ensemble, sauvé de nombreuses vies en promouvant la protection temporaire des réfugiés de Bosnie-Herzégovine ou en mettant en ?uvre le Programme d’évacuation humanitaire pour les réfugiés du Kosovo. Suite aux événements tragiques qui ont eu lieu dans la région des Grands Lacs d’Afrique entre 1994 et 1997, et à une demande du Secrétaire général de soumettre des propositions visant à assurer la sécurité et la neutralité dans les camps de réfugiés, nous avons créé une ? échelle ? d’options, de la ? protection par la présence ? à diverses ? alternatives médianes ? en matière de formation et de déploiement.

Lorsque la guerre froide a pris fin, l’émergence d’un ordre nouveau était per?ue avec optimisme. Illustrant l’évolution de l’environnement, des accords de paix ont été conclus au début des années 1990 en Amérique centrale, au Cambodge, en Afrique du Sud et dans d’autres pays. Les principales opérations du HCR menées dans ces régions ont concerné le rapatriement. Ce qui a suivi, cependant, a porté un coup à notre optimisme. L’univers imprévisible des relations durant la guerre froide a été remplacé par une période d’incertitudes et d’instabilité. La rivalité entre les superpuissances et les guerres menées par procuration ont été remplacées par des conflits ethniques à l’intérieur des nations. Les modèles de conflit sont devenus complexes, tout comme les formes de déplacement. De nombreuses personnes ont traversé les frontières et sont devenues des réfugiés pouvant bénéficier d’une protection internationale, mais un plus grand nombre encore était des déplacés internes, ne recevant aucune protection de leur ?tat. Le mélange de réfugiés et de personnes déplacées dans leur pays, ainsi que la rapidité et l’ampleur du déplacement des populations, ont été des caractéristiques spécifiques de l’époque où j’ai exercé mes fonctions. Cette tendance s’est poursuivie et, aujourd’hui, avec 51 millions de personnes déplacées de force, un nombre record depuis la Deuxième Guerre mondiale, le nombre de déplacés internes a doublé par rapport au nombre de réfugiés.

Les conflits ont été inévitablement la cause principale de l’exode massif et les déplacements et les guerres sont devenus plus que jamais étroitement liés. J’ai présenté mon premier rapport au Conseil de sécurité en 1992, lorsque la violence a éclaté dans l’ex-Yougoslavie, engendrant le déplacement de millions de personnes. Cela semblait, pour moi, faire un choix irréversible. Les principes de neutralité et d’impartialité étaient généralement interprétés par la communauté humanitaire comme un moyen d’éviter tout engagement politique. Jusqu’ici, aucun responsable d’une organisation humanitaire ne s’était adressé au Conseil de sécurité.

? Il n’y a pas de solution humanitaire aux problèmes humanitaires ?. Par cette formule qui m’a souvent été prêtée, je voulais souligner le fait que les problèmes des grandes puissances mondiales ou régionales ou du Conseil de sécurité. Forte de cette conviction, j’ai informé 12 fois le Conseil de sécurité, l’organe politique le plus puissant des Nations Unies, de la situation humanitaire. J’ai déployé d’immenses efforts pour exhorter les acteurs politiques à s’engager davantage à régler les crises humanitaires.

En assumant mes responsabilités, mon seul but était d’assurer la sécurité des réfugiés et de leur donner les possibilités de mener une vie normale. Traditionnellement, les questions de sécurité étaient examinées dans le contexte de la ? sécurité de l’?tat ?, c’est-à-dire la protection de l’?tat, de ses frontières, de ses ressortissants, de ses institutions, de ses valeurs contre les agressions extérieures. La sécurité des populations était garantie par la protection de l’?tat. Toutefois, dans l’ère de l’après-guerre froide où les agressions ou les menaces externes à l’intégrité territoriale ou à la souveraineté de l’?tat avaient disparu, les populations ont été confrontées à une flambée de violence à l’intérieur de l’?tat, causée par des rivalités et des animosités historiques entre différents groupes ethniques, religieux et sociaux. L’?tat protecteur des citoyens a souvent été inefficace à ?uvrer en faveur de ? la liberté de vivre à l’abri de la peur ? et de ? la liberté de vivre à l’abri du besoin ?. Maintenir ou développer des relations entre les personnes, les groupes ou les communautés en conflit est devenu une question centrale pour la sécurité.

Maintes fois, je me suis demandé comment traiter une question importante, par exemple, la sécurité des populations. J’ai appris qu’en mettant plus directement l’accent sur les populations, il était possible de trouver des moyens d’assurer leur protection et d’améliorer leur sécurité. Cette quête du concept de sécurité qui renforce la sécurité des personnes m’a amenée à aborder la ? sécurité humaine ? comme un nouveau paradigme qui rompait avec l’idée traditionnelle de la ? sécurité de l’?tat ?. La Commission sur la sécurité humaine a donc?été créée en 2001, après mon départ du HCR, sous l’initiative des Nations Unies et du Gouvernement japonais afin de chercher de nouveaux moyens de relever les défis en matière de sécurité. J’ai eu l’honneur de coprésider la Commission avec l’économiste Amartya Sen, prix Nobel. Après deux ans de recherches, de visites sur le terrain et d’audiences publiques, notre rapport de 2003, intitulé La Sécurité humaine mainte- nant, a proposé un cadre d’action innovant pour lutter contre les graves menaces pour la sécurité humaine.

Avec la création du Fonds d’affectation spéciale des Nations Unies pour la sécurité humaine, la sécurité n’était plus une notion abstraite : des moyens étaient mis en ?uvre pour protéger les populations vulnérables, leur donner les moyens de se prendre en main et pour permettre une transition harmonieuse des secours humanitaires vers les activités d’aide au développement. L’Agence japonaise de coopération internationale (JICA), que j’ai présidée de 2003 à 2012, a travaillé de manière proactive avec les acteurs humanitaires, cherchant à combler les lacunes entre les secours humanitaires et les activités d’aide au développement. Le concept de sécurité humaine a été adopté par la JICA, pas seulement pour les communautés qui se relèvent d’un conflit, mais aussi pour surmonter de nombreux obstacles comme la pauvreté, le ch?mage et les changements climatiques.

La sécurité humaine concerne à la fois la protection et l’autonomisation, avec pour but de donner aux populations les moyens de jouer un r?le actif dans le renforcement de leur sécurité et de celle de leur communauté. Elle nécessite un effort collectif; elle constitue une plate-forme commune, proposant une approche inclusive et consolidée à tous les partenaires – les organismes gouvernementaux et ceux des Nations Unies, les divers donateurs, la société civile et les résidents locaux en définissant leurs besoins, en établissant des objectifs communs et en mobilisant l’expertise. La sécurité humaine offre une perspective transectorielle pour aborder les questions interdépendantes. Dans cette transition, les communautés peuvent mettre en place des mécanismes positifs pour faire face aux nombreux types d’insécurité.

Aujourd’hui, avec l’adoption de la résolution 290 (2012) de l’Assemblée générale, la sécurité humaine bénéficie d’un vaste consensus parmi les gouvernements et les praticiens. Ma participation à la manifestation de haut niveau sur la sécurité, qui s’est tenue en mai 2013 au Conseil économique et social des Nations Unies à New York, a été un moment encourageant.

Il reste, toutefois, à déterminer comment soutenir la volonté politique des gouvernements et des dirigeants d’agir au nom de ceux dont la vie et la dignité sont en danger, et muer cette compassion en une action politique. L’équation est même plus compliquée lorsque la menace se manifeste sous forme de terrorisme international et de violence extrémisme. L’?tat islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) mène des actions au-delà des frontières nationales à une rapidité dévastatrice. La mondialisation, qui non seulement crée de la richesse et des possibilités, mais accentue aussi les inégalités, complique la gestion de la sécurité. L’essor remarquable des technologies de l’information et des progrès en matière de communications par les sites de réseaux sociaux peut facilement et rapidement polariser le paysage et recruter des adolescents insatisfaits pour perpétrer des actes terroristes. L’accélération des changements climatiques et du réchauffement de la planète engendre d’importantes catastrophes, des épidémies mortelles et même des conflits, touchant de manière disproportionnée les populations vulnérables. Nous devons prouver que nous sommes capables de rester unis pour laisser aux générations futures une planète habitable.

Depuis la création des Nations Unies, d’importants progrès ont été accomplis. Lorsque la Charte des Nations Unies a été ratifiée, la plupart des pays asiatiques et africains étaient encore des colonies européennes. L’ONU, qui comptait 51 ?tats Membres à sa création, en compte, soixante-dix ans après, 193. Les menaces et les défis croissants à l’encontre desquels l’Organisation est testée ont probablement supplanté les progrès. L’article 1 de la Charte stipule que le premier objectif de l’Organisation mondiale est de ? maintenir la paix et la sécurité internationales ?. Si vivre en sécurité signifie vivre sans craindre d’être tué, persécuté ou maltraité, vivre à l’abri de l’extrême pauvreté qui engendre la perte de la dignité et le mépris de soi et libre de faire des choix, trop de personnes encore aujourd’hui n’ont pas les moyens de le faire.

? Du développement aux droits de l’homme, les Nations Unies doivent être davantage à la hauteur de leurs objectifs ?, a déclaré le Secrétaire général lors de sa réunion d’information, en janvier 2015. Je salue son initiative de nommer un Groupe de haut niveau chargé de trouver les moyens de combler les lacunes entre les besoins humanitaires et les ressources disponibles. Avant le Somment humanitaire mondial, qui se tiendra à Istanbul en 2016, et dans l’entreprise de l’ONU d’être à la hauteur de sa mission, je souhaiterai que les populations, plut?t que les ?tats, occupent une place centrale.

J’ai appris que résoudre le problème des réfugiés prend du temps. Changer les attitudes prend du temps. Instaurer la confiance entre les parties qui étaient en conflit prend du temps. Mais la t?che n’est pas impossible. Se concentrer sur les personnes et prendre en compte leurs propres intérêts semblent être un processus interminable, mais c’est la démarche la plus efficace pour prévenir les conflits et trouver des solutions durables.

En fin de compte, ce qui importe le plus, ce sont les personnes. Je me suis souvent demandé d’où venait mon énergie. Je pense souvent aux réfugiés que j’ai rencontrés dans les camps, dans les villages, dans les centres d’accueil, dans les bidonvilles. Ce qui me motivait c’était la conviction que nos efforts collectifs peuvent transformer la terreur et la douleur de l’exil en un environnement propice à la sécurité et à l’unité de la famille et des amis. Les efforts qui ont été entrepris et qui continueront d’être entrepris par l’ONU auront une incidence sur l’avenir et le bonheur des peuples du monde entier.

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La?Chronique de l’ONU?ne constitue pas un document officiel. Elle a le privilège d’accueillir des hauts fonctionnaires des Nations Unies ainsi que des contributeurs distingués ne faisant pas partie du système des Nations Unies dont les points de vue ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Organisation. De même, les frontières et les noms indiqués ainsi que les désignations employées sur les cartes ou dans les articles n’impliquent pas nécessairement la reconnaissance ni l’acceptation officielle de l’Organisation des Nations Unies.?