La contribution la plus connue de W. Arthur Lewis ¨¤ l'¨¦conomie du d¨¦veloppement fut son travail de pionnier sur le transfert de main-d'?uvre d'un secteur capitaliste traditionnel ¨¤ un secteur moderne disposant d'une offre illimit¨¦e de main-d'?uvre. Son article, ? Development with Unlimited Supplies of Labour (1954) ?, a contribu¨¦ ¨¤ ¨¦tablir l'¨¦conomie du d¨¦veloppement comme un domaine d'¨¦tude sp¨¦cialis¨¦. L'article examine les m¨¦canismes de transfert du surplus de main-d'?uvre du secteur traditionnel ¨¤ un secteur capitaliste moderne disposant d'une main-d'?uvre illimit¨¦e.


Dans ce mod¨¨le, les salaires dans le secteur capitaliste moderne ne sont pas d¨¦termin¨¦s par la productivit¨¦ de la main-d'?uvre, mais par ses co?ts d'opportunit¨¦. Un environnement de travail non capitaliste ? traditionnel ? - ouvriers agricoles, artisans et personnel domestique - auquel s'ajoutent la croissance d¨¦mographique et l'entr¨¦e des femmes sur le march¨¦ du travail, offre au secteur capitaliste une ? main-d'?uvre illimit¨¦e ? ¨¤ des salaires de subsistance. Avec la croissance du secteur, l'emploi et la production se d¨¦veloppent et la part des profits (l'¨¦pargne) dans le revenu national augmente. Finalement, quand le surplus de main-d'?uvre est ¨¦puis¨¦, les salaires augmentent. ? ce stade, l'¨¦conomie franchit une limite, passant d'une ¨¦conomie duale ¨¤ une ¨¦conomie int¨¦gr¨¦e, et plus la productivit¨¦ augmente, plus les salaires augmentent, conform¨¦ment aux mod¨¨les de croissance classiques.


Le mod¨¨le d'A. Lewis a montr¨¦ que dans une ¨¦conomie disposant d'une offre de main-d'?uvre illimit¨¦e, les bas salaires et la pauvret¨¦ persisteront tant que le co?t d'opportunit¨¦ sera bas. Il a aussi servi d'argument aux programmes d'industrialisation mis en place par les gouvernements dans les ann¨¦es 1950 et 1960, une th¨¦orie qu'A. Lewis a d¨¦fendue durant son association avec les Nations Unies. A. Lewis a pr¨¦conis¨¦ la strat¨¦gie d'industrialisation en d¨¦montrant l'avantage comparatif des pays disposant d'un surplus de main-d'?uvre dans l'industrie manufacturi¨¨re. Pr¨¦sent¨¦ dans The Industrial Development of the Caribbean (1951), son argument ¨¦tait fond¨¦ sur le succ¨¨s de ? l'Op¨¦ration Boostrap ? ¨¤ Porto Rico, o¨´ il avait encourag¨¦ la production de produits manufactur¨¦s pour les march¨¦s nationaux, r¨¦gionaux et m¨¦tropolitains. C'¨¦tait une position radicale ¨¤ une ¨¦poque o¨´ les ¨¦conomies agraires des Antilles avaient ¨¦t¨¦ structur¨¦es pour fournir des produits agricoles et autres produits primaires aux puissances coloniales.


L'impact que la crise de 1929 a eu sur les Antilles a ¨¦t¨¦ tr¨¨s instructif pour Lewis. Il est n¨¦ en 1913, ¨¤ Sainte-Lucie, dans une petite ¨ªle des Cara?bes dont ¨¦tait ¨¦galement originaire le po¨¨te et le peintre Derek Walcott, un laur¨¦at du prix Nobel comme Arthur Lewis. Lewis, dont la m¨¨re ¨¦tait institutrice et le p¨¨re directeur des douanes dans une colonie britannique domin¨¦e par l'industrie sucri¨¨re, a termin¨¦ ses ¨¦tudes secondaires ¨¤ l'?ge de 14 ans. Trop jeune pour recevoir la bourse qui lui avait ¨¦t¨¦ accord¨¦e pour ¨¦tudier dans une universit¨¦ britannique de son choix, il a travaill¨¦ pendant ces quatre ans de battement comme employ¨¦ de bureau dans l'administration publique.


A. Lewis ne souhaitait ¨ºtre ni m¨¦decin, ni avocat - les deux voies traditionnelles pour gravir l'¨¦chelle sociale. Il souhaitait ¨ºtre ing¨¦nieur, ? mais ni le gouvernement colonial ni les producteurs de plantations de canne ¨¤ sucre n'embaucheront un ing¨¦nieur noir ? a-t-il ¨¦crit (Lewis 1984 :1). ? 18 ans, il a d¨¦cid¨¦ de poursuivre ses ¨¦tudes de commerce ¨¤ la London School of Economics (LES) o¨´ il a obtenu une licence. C'est l¨¤ qu'il a d¨¦couvert l'¨¦conomie, un sujet, a-t-il ¨¦crit, dont personne ¨¤ Sainte-Lucie n'avait jamais entendu parler, et qui semblait pr¨¦parer ¨¤ une carri¨¨re dans les affaires ou l'administration publique.


Dans les ann¨¦es 1930 et 1940, Londres ¨¦tait un centre intellectuel anticolonialiste et un terrain de rencontre de personnalit¨¦s, dont beaucoup deviendront les dirigeants des nations d'Afrique et d'Asie nouvellement ind¨¦pendantes. ? Rencontrant ¨¤ Londres des anti-imp¨¦rialistes de tous les coins de la plan¨¨te, j'ai lanc¨¦ une ¨¦tude syst¨¦matique sur l'empire britannique et ses pratiques - bars pour les gens de couleur, interdiction pour les Africains de cultiver le caf¨¦ au Kenya de sorte qu'ils ¨¦taient contraints de travailler afin de payer leurs imp?ts et leurs autres d¨¦penses ? (Lewis 1984 :13). Il a ¨¦voqu¨¦ les probl¨¨mes des Antilles dans nombre d'articles et de pamphlets, y compris en soumettant un article ¨¤ la Commission Moyne, ¨¦tablie suite aux r¨¦voltes qui ¨¦clat¨¨rent aux Antilles dans les ann¨¦es 1930. Il a mis au point un plan ¨¦conomique pour la Jama?que pr¨¦conisant une r¨¦forme agraire radicale.


Universitaire brillant, il a ¨¦t¨¦ nomm¨¦ ma¨ªtre de conf¨¦rences adjoint pendant qu'il ¨¦tait en fonction ¨¤ LES, le premier Noir ¨¤ ¨ºtre engag¨¦ par une institution prestigieuse. Il a ¨¦t¨¦ nomm¨¦ professeur ¨¤ temps complet ¨¤ l'universit¨¦ de Manchester en 1948, ¨¤ l'?ge de 35 ans. C'est ¨¤ cette p¨¦riode qu'il s'est pench¨¦ sur une question qui ne l'avait pas quitt¨¦ depuis ses ann¨¦es de jeunesse ¨¤ Sainte-Lucie : pourquoi dans l'industrie sucri¨¨re les travailleurs travaillent-ils tant pour un salaire de mis¨¨re, alors que dans les pays riches les travailleurs jouissent de meilleures conditions de travail, avec des salaires plus ¨¦lev¨¦s ?C'est son anti-imp¨¦rialisme qui l'a amen¨¦ ¨¤ se pencher sur la question du d¨¦veloppement (Lewis 1984 :12) et ¨¤ publier chez Fabian Society, une branche intellectuelle du Parti travailliste britannique publiant des auteurs comme Sydney et Beatrice Webb et George Bernard Shaw. Parmi ses publications figurent ? Principles of Economic Planning ?, un essai sur la gestion d'une ¨¦conomie mixte. Avec ¨¤ l'esprit l'Angleterre du d¨¦but du XIXe si¨¨cle, il a d¨¦velopp¨¦ une th¨¦orie selon laquelle la croissance ¨¦conomique n¨¦cessitait un secteur capitaliste capable d'int¨¦grer l'accumulation du capital en r¨¦investissant les profits pour d¨¦velopper l'emploi.


Il a fond¨¦ sa th¨¦orie sur l'? avantage comparatif ?. Selon lui, un petit pays ¨¤ forte densit¨¦ d¨¦mographique comme la Jama?que devrait se sp¨¦cialiser dans le secteur manufacturier et importer les denr¨¦es alimentaires des pays qui ont un avantage comparatif dans l'agriculture, comme les ?tats-Unis ou le Canada. Les investisseurs ¨¦trangers devraient ¨ºtre encourag¨¦s ¨¤ introduire la technologie moderne (un ¨¦lement important du secteur) et acc¨¦der aux march¨¦s ext¨¦rieurs. ? une ¨¦poque o¨´ les autorit¨¦s coloniales ¨¦taient hostiles ¨¤ toute forme d'industrialisation, une telle proposition ¨¦tait consid¨¦r¨¦e tr¨¨s radicale.
En termes pratiques, l'industrialisation devait r¨¦pondre d'abord aux besoins du march¨¦ national, que ce soit ¨¤ la Jama?que ou en Afrique, o¨´ A. Lewis, en tant que premier conseiller ¨¦conomique aupr¨¨s du nouvel ?tat de Ghana, recommandait l'industrialisation par substitution associ¨¦e au d¨¦veloppement de l'agriculture. Il a ¨¦galement soulign¨¦ la n¨¦cessit¨¦ d'accro¨ªtre la productivit¨¦ dans le secteur national de la production alimentaire comme condition pr¨¦alable au succ¨¨s du d¨¦veloppement ¨¦conomique. Membre d'un groupe d'experts cr¨¦¨¦ par les Nations Unies dont faisait partie l'ancien laur¨¦at du prix Nobel, Theodore W. Schultz, originaire de Chicago, il a formul¨¦ un syst¨¨me de d¨¦veloppement qui incluait une industrialisation rapide et des r¨¦formes sociales. Ses travaux aux Nations Unies, en association et en collaboration avec Ra¨²l Prebisch, Simon Kuznets, Jan Tinbergen et d'autres, ont exerc¨¦ une profonde influence durant la ? d¨¦cennie du d¨¦veloppement ? et dans les efforts visant ¨¤ atteindre un d¨¦velopement ¨¦quilibr¨¦ par un ? big push ? ou effort massif (Nations Unies 1951, 1955).
A. Lewis n'a eu de cesse de rechercher des solutions aux probl¨¨mes de d¨¦veloppement des pays ? tropicaux ?. Cela l'a amen¨¦ ¨¤ faire des travaux de recherche sur l'¨¦volution historique de l'¨¦conomie internationale dans l'Economic Survey (Lewis 1949) ou dans son ¨¦tude importante sur les producteurs de produits primaires, publi¨¦e sous le titre Growth and Fluctuations, 1879-1913 (Lewis 1978a). Dans ses conf¨¦rences en hommage ¨¤ Schumpeter, publi¨¦es en 1978 sous le titre Evolution of the International Economic Order, il maintient que ? l'absence d'industrialisation dans les pays tropicaux de 1870 ¨¤ 1914, n'¨¦tait pas due ¨¤ un ¨¦chec du d¨¦veloppement commercial, mais aux termes de l'¨¦change ?. Les solutions ne r¨¦sidaient pas dans la r¨¦forme des relations commerciales, mais dans la transformation des structures nationales, en particulier l'augmentation de la productivit¨¦ du secteur alimentaire national.
Aujourd'hui, la concurrence est plus que jamais rude entre les pays en d¨¦veloppement, qui apr¨¨s avoir restructur¨¦ leur ¨¦conomie sont encore plus d¨¦pendants des exportations. En m¨ºme temps, la croissance de l'exportation d'une main-d'?uvre bon march¨¦ fait baisser les prix et les salaires et diminue le pouvoir d'achat de la classe ouvri¨¨re ¨¤ la fois dans les pays industriels et les pays en d¨¦veloppement. La relation entre commerce et d¨¦veloppement, au c?ur des ¨¦crits d'Arthur Lewis, demeure un probl¨¨me majeur non r¨¦solu dans le monde contemporain, et ses id¨¦es sur les m¨¦canismes d'? ¨¦conomies exportant des produits primaires tropicaux ? - qu'il a d¨¦fendues avec v¨¦h¨¦mence dans son discours du Nobel (Lewis 1980) - sont toujours d'actualit¨¦. M¨ºme si les Cara?bes ont inspir¨¦ la plus grande partie de ses travaux, ses id¨¦es s'appliquent ¨¤ la plupart des relations actuelles Nord-Sud.
¸é¨¦´Ú¨¦°ù±ð²Ô³¦±ð²õ Jolly, Richard, Emmerij, Louis, Ghai, Dharam et Lapeyre, F
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