30 d¨¦cembre 2014

On se souviendra de l¡¯ann¨¦e 2014 comme d¡¯une ann¨¦e de transition dans le climat politique europ¨¦en. Apr¨¨s la guerre civile dans l¡¯est de l¡¯Ukraine et le rattachement de la Crim¨¦e ¨¤ la F¨¦d¨¦ration de Russie, le continent fait un bond en arri¨¨re, abandonnant un syst¨¨me de consensus pour adopter un syst¨¨me qui rappelle davantage l¡¯opposition pass¨¦e entre l¡¯OTAN et le Pacte de Varsovie. Ce revirement peut surprendre parce que le nouvel ordre qui avait rapidement?¨¦merg¨¦ apr¨¨s la fin de la guerre froide, avec des conf¨¦rences et des sommets organis¨¦s p¨¦riodiquement, ¨¦tait devenu l¡¯ordre en place. Malheureusement, les relations internationales sont souvent confront¨¦es ¨¤ des obstacles sur le chemin du progr¨¨s; mais, bien s?r, ? l¡¯histoire ne s¡¯arr¨ºte pas ?.

Il y a ¨¦galement eu des ¨¦v¨¦nements marquants dans le pass¨¦. En particulier, le Congr¨¨s de Vienne apr¨¨s la chute de Napol¨¦on Bonaparte a ¨¦t¨¦ un tournant historique dans les relations internationales. Son bicentenaire, en 2014-2015, est l¡¯occasion de se pencher sur une question qui est revenue au premier plan avec la crise actuelle en Ukraine : lorsque des divergences surgissent entre deux ou plusieurs puissances, quelle est la meilleure fa?on et la moins co?teuse de les r¨¦soudre ? En l¡¯absence d¡¯un arbitrage efficace et international, trois m¨¦thodes ont ¨¦t¨¦ traditionnellement employ¨¦es : la guerre (duel judiciaire), l¡¯¨¦quilibre du pouvoir (deux blocs militaires qui se neutralisent mutuellement par crainte d¡¯un conflit ouvert) et la diplomatie de conf¨¦rence. Ces trois m¨¦thodes ont ¨¦t¨¦ appliqu¨¦es en Europe dans l¡¯¨¨re post-napol¨¦onienne, et dans cet ordre.

Premi¨¨re m¨¦thode : la guerre. Napol¨¦on s¡¯est engag¨¦ dans ses campagnes d¨¦lib¨¦r¨¦ment et avec une d¨¦termination inflexible. Comme Carl von Clausewitz dira plus tard ¨¤ son sujet : Pour lui, ? la guerre est un acte de violence engag¨¦ pour contraindre l¡¯adversaire ¨¤ se soumettre ¨¤ notre volont¨¦ ?. L¡¯Empereur des Fran?ais a tr¨¨s certainement employ¨¦ cette forme d¡¯argumentation contre deux des grandes puissances de l¡¯¨¦poque, l¡¯Autriche et la Prusse : avec deux courtes campagnes en 1805 et 1806, il a vaincu la premi¨¨re et effac¨¦ la deuxi¨¨me de la carte. Appliquant le principe selon lequel ? la force fait loi ?, il a obtenu satisfaction ¨¤ toutes ses demandes, y compris la main de la fille de l¡¯Empereur d¡¯Autriche.

La guerre est, cependant, un exercice p¨¦rilleux qui donne souvent lieu ¨¤ des repr¨¦sailles. Les campagnes napol¨¦oniennes ¨¦taient co?teuses ¨¤ la fois en termes humains et ¨¦conomiques pour la France, et pour l¡¯Europe en g¨¦n¨¦ral. Surtout, l¡¯invasion de la Russie a mis fin ¨¤ une d¨¦b?cle sanglante et a ¨¦t¨¦ suivie par une contre-offensive russe rapide au c?ur de l¡¯Allemagne, qui a d¨¦bouch¨¦ sur la bataille de Leipzig en octobre 1813 (appel¨¦e aussi la bataille des Nations). En fin de compte, les Alli¨¦s ont occup¨¦ Paris en mai de l¡¯ann¨¦e suivante. C¡¯¨¦tait ¨¤ leur tour de r¨¦diger les trait¨¦s qui leur convenaient. Les pl¨¦nipotentiaires fran?ais n¡¯ont eu d¡¯autre choix que de s¡¯incliner et de les signer.

La question ¨¦tait de savoir comment reconstruire un nouvel ordre europ¨¦en : c¡¯est ce quoi s¡¯est employ¨¦ le Congr¨¨s de Vienne, qui a eu lieu de septembre 1814 ¨¤ juin 1815. Apr¨¨s la R¨¦volution fran?aise et 25 ans de guerre, les fronti¨¨res entre de nombreux ?tats avaient ¨¦t¨¦ arbitrairement chang¨¦es et certaines avaient ¨¦t¨¦ m¨ºme effac¨¦es de la carte. Un chaos politique s¡¯¨¦tait donc install¨¦ sur le continent, en particulier en Allemagne. Surtout, une nouvelle menace planait. L¡¯Europe ¨¦tait depuis longtemps divis¨¦e en deux alliances militaires, un ph¨¦nom¨¨ne appel¨¦ ? l¡¯¨¦quilibre entre les puissances ? ¡ª les alliances changeaient, mais il y avait toujours deux blocs oppos¨¦s. (Les ann¨¦es pr¨¦c¨¦dentes n¡¯avaient pas fait exception ¨¤ la r¨¨gle, puisque l¡¯empire fran?ais avait favoris¨¦ la cr¨¦ation de coalitions continentales.) Presque imm¨¦diatement apr¨¨s la d¨¦faite de Napol¨¦on, les m¨¦fiances et les rivalit¨¦s ont refait surface. L¡¯histoire semblait se r¨¦p¨¦ter.

La crise a ¨¦clat¨¦ durant l¡¯hiver de 1815, lorsque le Tsar Alexandre 1er? a manifest¨¦ son d¨¦sir d¡¯¨¦tendre son contr?le sur la Pologne, un projet qui a vivement inqui¨¦t¨¦ deux puissances rivales de la Russie, la Prusse et l¡¯Autriche, car il aurait repouss¨¦ les fronti¨¨res russes plus ¨¤ l¡¯ouest. Le Prince Klemens von Metternich, le Ministre des affaires ¨¦trang¨¨res autrichien, ne voulait pas que soit donn¨¦ ¨¤ la Russie le contr?le du plateau au-dessus d¡¯une route d¡¯acc¨¨s ¨¤ Vienne; le projet du Tsar mena?ait aussi de faire de la Prusse un ¨¦tat vassal. L¡¯Autriche et la Prusse sont all¨¦es jusqu¡¯¨¤ proposer une alliance secr¨¨te ¨¤ la France qui venait d¡¯¨ºtre vaincue. De son c?t¨¦, Lord Castlereagh, Ministre des affaires ¨¦trang¨¨res britannique, s¡¯inqui¨¦tait du pouvoir grandissant de la Russie et du clivage entre les puissances continentales. Il existait un v¨¦ritable risque que le plan russe, aussi bien intentionn¨¦ soit- il, d¨¦g¨¦n¨¨re et engendre une nouvelle division du continent, et peut-¨ºtre une guerre.

Heureusement, le pire a ¨¦t¨¦ ¨¦vit¨¦ gr?ce ¨¤ des man?uvres diplomatiques habiles, et parce que les deux parties voulaient trouver une solution ¨¤ l¡¯amiable. L¡¯Autriche et la Prusse souhaitaient assurer leur propre s¨¦curit¨¦, mais elles voulaient surtout assurer la paix apr¨¨s deux d¨¦cennies d¡¯une guerre ¨¦puisante. Quant au Tsar, il avait cherch¨¦ ¨¤ forger une alliance avec l¡¯Angleterre d¨¨s septembre 1804 et, au-del¨¤, une ? f¨¦d¨¦ration europ¨¦enne qui serait fond¨¦e sur le droit des nations (une id¨¦e rattach¨¦e au ? Projets de paix perp¨¦tuelle ?). La derni¨¨re chose qu¡¯il voulait ¨¦tait donc un nouveau conflit, gel¨¦ ou ouvert. R¨¦alisant que son projet menait ¨¤ une impasse, il s¡¯est r¨¦tract¨¦ et a reconnu la n¨¦cessit¨¦ de n¨¦gocier. Un autre aspect, qui peut?¨ºtre r¨¦sum¨¦ en vertu du principe paradoxal que ? la paix est pour les forts et la guerre pour les faibles ?, est qu¡¯en tant que vainqueur de Napol¨¦on, il ¨¦tait en bonne position, moralement et sur le terrain ¨C pour demander la paix.

Finalement, l¡¯Acte final du Congr¨¨s de Vienne sign¨¦ le 9 juin?1815 a redessin¨¦ la carte de l¡¯Europe, en g¨¦n¨¦ral, et de la Pologne, en particulier. La crise polonaise a eu une cons¨¦quence inattendue en ce sens qu¡¯elle a, en fin de compte, renforc¨¦ la solidarit¨¦ entre les Alli¨¦s. En septembre de la m¨ºme ann¨¦e, le Tsar a propos¨¦ un trait¨¦ aux autres puissances, appel¨¦ la Sainte-Alliance. Son originalit¨¦ r¨¦sidait dans le fait qu¡¯il ne visait pas ¨¤ faire la paix, mais ¨¤ la maintenir. Dans une version initiale (censur¨¦e par Metternich), il sugg¨¦rait m¨ºme que la Russie, la Prusse et l¡¯Autriche ¨¦taient ? une seule nation ? et pr¨¦voyait une arm¨¦e commune. Dans sa version finale, il a contribu¨¦ ¨¤ la cr¨¦ation du Syst¨¨me des congr¨¨s : durant plusieurs ann¨¦es (jusqu¡¯en 1822), les grandes puissances se sont r¨¦guli¨¨rement r¨¦unies pour discuter de la s¨¦curit¨¦ et de questions qui les int¨¦ressaient. Pour leurs r¨¦unions, ils choisissaient diff¨¦rentes villes europ¨¦ennes, instituant une tradition qui continue ¨¤ ce jour : Aix-la-Chapelle (Aachen), Carlsbad (Karlovy Vary), Troppau (Opava), Vienne de nouveau, Laibach (Ljubljana) et, enfin, V¨¦rone. Ainsi est n¨¦e la diplomatie de conf¨¦rence dans les relations internationales.

La plupart des ?tats europ¨¦ens, ¨¤ l¡¯exception du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d¡¯Irlande et du Saint-Si¨¨ge, ont sign¨¦ le trait¨¦ de la Sainte-Alliance. Les Britanniques ¨¦taient n¨¦anmoins satisfaits de participer ¨¤ un syst¨¨me continental qui leur permettait de d¨¦fendre leurs propres int¨¦r¨ºts en Europe, qui ¨¦taient principalement li¨¦s au commerce maritime. Le Syst¨¨me des congr¨¨s est un exemple concret de la mani¨¨re dont des puissances aux int¨¦r¨ºts diff¨¦rents se sont r¨¦guli¨¨rement r¨¦unies afin d¡¯¨¦tablir un terrain d¡¯entente commun pour assurer la s¨¦curit¨¦ collective en Europe. Les conf¨¦rences (appel¨¦es alors ? congr¨¨s ?) n¡¯¨¦taient pas des r¨¦unions superficielles organis¨¦es pour ¨¦ventuellement honorer un agenda institutionnel ou faire bonne figure, mais des activit¨¦s importantes visant ¨¤ r¨¦soudre des questions sp¨¦cifiques. Pendant les trois d¨¦cennies suivantes, jusqu¡¯¨¤ la guerre de Crim¨¦e (1853-1856), l¡¯Europe n¡¯¨¦tait pas divis¨¦e entre deux alliances, mais formait un seul bloc, connu par la suite sous le nom de concert europ¨¦en. L¡¯expression ? famille europ¨¦enne ? connut une vogue sans pr¨¦c¨¦dent pendant cette p¨¦riode.

Ce syst¨¨me politique pr¨¦sentait cependant des lacunes, car il visait ¨¤ pr¨¦server ¨¤ tout prix les principes du statu quo et une l¨¦gitimit¨¦ dynastique. Au niveau interne, il a engendr¨¦ des troubles et la r¨¦pression des libert¨¦s civiques, allant de la censure de la presse ¨¤ la fermeture des parlements, un ph¨¦nom¨¨ne appel¨¦ ? la r¨¦action ?. Malheureusement, les congr¨¨s avait essentiellement pour t?che de ? maintenir la paix ? entre les populations d¡¯Europe par des interventions coordonn¨¦es et souvent brutales des arm¨¦es alli¨¦es. R¨¦sultat : de nombreuses insurrections ont ¨¦clat¨¦ pendant les ann¨¦es 1820 jusqu¡¯¨¤ la r¨¦volution de 1848. Le comte Adam Czartoryski, ancien ministre du Tsar devenu un patriote polonais, regrettait que la Sainte-Alliance qui avait ¨¦t¨¦ conclue au nom des saintes et ¨¦ternelles lois avait chang¨¦ en venin ce qui devait ¨ºtre une garantie de paix.

? la lumi¨¨re de ces faits historiques, peut-on tirer des le?ons de la crise polonaise de 1815 et de la cr¨¦ation du syst¨¨me des congr¨¨s pour envisager une issue dans la crise actuelle qui d¨¦chire l¡¯est de l¡¯Ukraine ? Nous pouvons mettre en ¨¦vidence trois d¡¯entre elles.

La premi¨¨re est que la division du continent en deux blocs antagonistes n¡¯a jamais ¨¦t¨¦ un gage de s¨¦curit¨¦ pour l¡¯Europe. Les monarques et les diplomates de 1815 ont compris que dans une telle situation, il ¨¦tait impossible d¡¯instaurer la paix, encore moins de la maintenir. ? l¡¯¨¦quilibre de la puissance militaire, ils ont pr¨¦f¨¦r¨¦ la mise en place d¡¯un processus de n¨¦gociation ¨¦quilibr¨¦. Aujourd¡¯hui, le renforcement des antagonismes entre l¡¯OTAN et la Russie ne r¨¦ussirait qu¡¯¨¤ diviser de nouveau l¡¯Europe en deux blocs oppos¨¦s. Dans un tel conflit gel¨¦, la paix serait une ? tr¨ºve arm¨¦e ? avec des risques accrus de ? conflit ouvert ?.

La deuxi¨¨me le?on est que la n¨¦gociation entre les deux parties peut donner de meilleurs r¨¦sultats que la confrontation, et ¨¤ un moindre co?t. La crise de 1815 a eu une issue favorable parce que l¡¯une des parties qui le pouvait, a fait marche arri¨¨re, ce qui a cr¨¦¨¦ un espace de n¨¦gociation. Aujourd¡¯hui, seule une d¨¦sescalade simultan¨¦e des menaces militaires ouvrirait la voie ¨¤ un r¨¨glement pacifique des diff¨¦rends.

La troisi¨¨me le?on du syst¨¨me de Vienne est qu¡¯ignorer le point de vue des populations ou leur imposer des contraintes, engendre des troubles politiques. La censure de la presse et les interventions militaires de puissances ¨¦trang¨¨res, aussi bien intentionn¨¦es soient- elles, ne parviennent pas ¨¤ d¨¦samorcer les tensions; elles ne font que les contenir pendant un temps. Une autre exigence ¨¤ laquelle la diplomatie de conf¨¦rence doit donc r¨¦pondre aujourd¡¯hui, par rap- port ¨¤ 1815, est de pr¨ºter attention aux demandes des populations concern¨¦es en mati¨¨re de repr¨¦sentation politique (un droit qui, malheureusement, a ¨¦t¨¦ ni¨¦ aux Polonais). Pour ¨¦tablir une paix durable, et donc la s¨¦curit¨¦, il ne suffit donc pas de se concentrer sur les int¨¦r¨ºts g¨¦opolitiques des ?tats concern¨¦s pendant les n¨¦gociations diplomatiques. Nous savons aujourd¡¯hui que les populations ne sont pas des biens meubles que l¡¯on peut saisir, comme l¡¯a fait Napol¨¦on, ou ¨¦chang¨¦es entre ?tats, comme l¡¯ont fait les grandes puissances pendant le Congr¨¨s de Vienne. La Charte des Nations Unies met l¡¯accent sur les droits de l¡¯homme fondamentaux ainsi que sur la dignit¨¦ et la valeur de la personne humaine. Avant de prendre une d¨¦cision concernant un r¨¨glement territorial, les points de vue de tous les citoyens concern¨¦s devraient ¨ºtre r¨¦examin¨¦s soigneusement dans le cadre d¡¯un r¨¦f¨¦rendum d¨¦mocratique libre et l¨¦gal. Pour remplir les crit¨¨res de l¨¦galit¨¦, il devrait ¨ºtre organis¨¦ sous la souverainet¨¦ de l¡¯Ukraine, ?tat qui a ¨¦t¨¦ reconnu par la communaut¨¦ internationale.??

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