12 décembre 2016

Vu du XXIe siècle, il est parfois facile d’oublier combien le concept des droits de l’homme est révolutionnaire. Parmi ceux qui ont assisté à l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, rares sont ceux qui auraient pu imaginer son impact au cours des sept dernières décennies. Le droit international ne régit plus seulement les relations entre les ?tats. La manière dont les citoyens sont traités par les ?tats est une question qui relève du droit international et d’intérêt international. Aujourd’hui, les personnes qui subissent des violences ou qui sont réduites au silence dans leur pays s’adressent régulièrement au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies ou présentent aux Comités d’experts1 des plaintes concernant des violations des instruments relatifs aux droits de l’homme. Les sans-voix se font aujourd’hui entendre sur la scène internationale.

Mais cela ne suffit pas. Cela ne suffit pas que les victimes de violences qui ont réussi à obtenir le soutien d’une organisation non gouvernementale (ONG) ou les services d’un avocat spécialisé dans la défense des droits de l’homme puissent présenter leur cas dans une salle de conférence à Genève. Combien d’autres victimes ignorent même qu’elles peuvent invoquer le droit international ou avoir accès à ses mécanismes ? Notre but doit consister à empêcher que ces violences ne soient commises et pas seulement de les examiner une fois qu’elles ont causé des dég?ts irréparables. D’ailleurs, ce n’est pas la perspective d’une compensation financière qui, souvent, motive les victimes à porter plainte contre les ?tats qui ont violé leurs droits, mais la possibilité de prévenir des violences semblables à celles qu’elles ont subies. En matière de droit international, la restitution comprend des garanties de non-répétition, ce qui implique un changement systémique.

Les droits de l’homme sont universels, mais le droit relatif aux droits de l’homme ne s’écrit pas en vase clos. Alors que la déclaration universelle des droits de l’homme intégrait tous les droits, la division entre les deux Pactes internationaux juridiques, l’un relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et l’autre aux droits civils et politiques, a reflété les divergences politiques entre les ?tats. Dans le contexte de la guerre froide, l’Assemblée générale a explicitement ordonné à l’ancienne Commission des droits de l’homme des Nations Unies de séparer les droits de l’homme en rédigeant deux types de droits distincts. Au sein de la Commission, les ?tats, dans ce qui est dénommé ? Le groupe des ?tats d’Europe occidentale et autres ?tats ? ont centré leurs observations sur les droits civils et politiques tandis que les ?tats communistes se sont concentrés sur les droits économiques et sociaux.

Restreinte et paralysée par des discussions politisées, la Commission des droits de l’homme a été remplacée en 2006 par une nouvelle institution, le Conseil des droits de l’homme. Ce changement a conduit la communauté internationale à procéder à un examen plus approfondi des informations disponibles sur les droits de l’homme dans les ?tats. L’Examen périodique universel (EPU) du Conseil a aujourd’hui achevé deux cycles, ce qui signifie que chaque ?tat dans le monde a soumis un rapport détaillé de la situation des droits de l’homme par ses pairs et a accepté, pour l’améliorer, des recommandations qui sont souvent extrêmement précises. C’est le seul mécanisme des droits de l’homme à avoir réalisé une participation universelle – ce n’est pas un mince exploit.

Regarder une diffusion en direct d’une session de l’EPU sur Internet au cours de laquelle une délégation de haut niveau répond à des questions précises et globales sur les aspects sexospécifiques des systèmes de protection sociale, les conditions dans les prisons, le traitement des migrants, l’accès à la justice ou l’impact des opérations commerciales sur les droits de l’homme dans un pays donné nous aide à comprendre que le monde a changé. Mais les recommandations de l’EPU proviennent des ?tats et ne remplacent pas la rigueur juridique des Pactes ni l’indépendance des experts qui font partie des Comités qui surveillent l’application des Pactes et d’autres traités.

Ceci est peut-être mieux illustré avec des exemples. En 2011, dans le cadre de l’application d’une décision de la Commission des droits de l’homme, qui surveille le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’Argentine a accepté de verser une indemnisation et une pension mensuelle à vie ainsi que de fournir une bourse à une jeune fille autochtone qui avait été violée et qui, ensuite, avait été victime de la part des autorités publiques de discrimination fondée sur le sexe et l’appartenance ethnique2. Conformément à ses obligations, l’?tat a aussi pris des mesures pour s’assurer que de tels agissements ne se répètent pas, fournissant une formation obligatoire aux responsables judicaires dans la province du Chaco afin de prévenir la discrimination fondée sur le sexe et la violence à l’égard des femmes. Ce cas tragique démontre le pouvoir des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme : là où la justice n’a pas été rendue au niveau national, le droit international des droits de l’homme peut représenter la dernière ligne de défense pour ceux qui sont sans défense. En défendant les victimes et en engageant un dialogue constructif avec les ?tats, les Comités d’experts peuvent conseiller les mesures préventives nécessaires pour s’assurer que les violations ne se reproduisent pas.

Les Comités d’experts ont aussi clarifié la signification du droit international, conduisant à une plus grande protection internationale et à une plus grande attention de la communauté internationale. En 2002, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a adopté une ? observation générale ? définissant la portée du droit à l’eau dans le cadre des droits de l’homme internationaux. Il s’agissait d’une avancée importante, car ce droit n’est pas spécifiquement mentionné dans le traité, mais est clairement exprimé dans les articles relatifs aux droits aux soins de santé et à un niveau de vie adéquat. Par l’adoption de l’observation générale n° 5, le Conseil des droits de l’homme a établi le premier Expert indépendant chargé d’examiner la question des obligations en rapport avec les droits de l’homme qui concernent l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, ce qui a ensuite conduit l’Assemblée générale à reconna?tre les droits de l’homme à l’eau et à l’assainissement. Puis, en 2015, ont été adoptés les objectifs de développement durable dont le sixième appelle à l’engagement de la communauté internationale à garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et à assurer une gestion durable des ressources en eau.

Dans mon bureau, les bases de données et les fichiers de données sont remplis d’exemples similaires. Le droit des droits de l’homme n’est pas seulement le résultat de négociations politiques, mais plut?t un instrument vivant qui peut être utilisé par ceux à qui la justice a été niée dans leur pays ou interprété par les Comités d’experts pour le XXIe siècle afin de s’assurer que personne n’est laissé de c?té. Les recommandations faites par les Comités, l’EPU ou les experts indépendants nommés par le Conseil des droits de l’homme sont alors utilisées dans les activités de sensibilisation menées par les organisations de la société civile dans le monde pour introduire des changements aux niveaux communautaire, local et national. Cette coopération sur le terrain est l’essence même des activités dans le domaine des droits de l’homme. Car, si la capacité d’une personne à accéder à certains de ces mécanismes internationaux peut dépendre de la ratification d’un traité, les droits de l’homme ne sont pas accordés par les ?tats, mais sont inhérents à la dignité humaine et favorisent l’autonomisation.

Les progrès réalisés dans la promotion et la protection des droits de l’homme au cours des 50 dernières années ont été immenses et une source d’inspiration et une le?on d’humilité. Au cours des cinq dernières décennies, des résolutions et des conventions ont été consacrées aux groupes qui étaient jusqu’alors sans voix sur la scène internationale – les minorités ethniques, les femmes, les enfants, les travailleurs migrants, les personnes handicapées et les victimes des pires violations des droits de l’homme, dont la torture et les disparitions forcées. Pendant cette période, les activités dans le domaine des droits de l’homme ont été de plus en plus centrées sur la prévention et le partage des bonnes pratiques, allant de la réforme des politiques et le contr?le des conditions de détention en passant par l’éducation inclusive. De nombreuses directives ont été proposées et appliquées, ce qui a transformé des vies. On évoque souvent l’échec de la communauté internationale à protéger les droits de l’homme, mais combien de vies ont été transformées par l’application de ces normes et combien de violations ont été évitées ?

Si les progrès ont été une immense source d’inspiration, il ne faut, cependant, ni les prendre pour acquis ni baisser notre garde et penser qu’ils sont immuables. Le Conseil des droits de l’homme conna?t de plus en plus de divisions. Alors que le consensus international établi est contesté sur des questions fondamentales des droits de l’homme, comme le droit des réfugiés de fuir les atrocités afin de demander asile et que les populistes et les démagogues dominent les débats nationaux et, dans certains cas inquiétants, accèdent au pouvoir, trop souvent les membres du Conseil se contentent de rab?cher des positions politiques au lieu d’engager un débat constructif et de trouver des solutions aux problèmes courants.

Ces divisions dans les instances multilatérales reflètent peut-être le fait que nous avons rarement été aussi divisés : les sources d’informations organisées renforcent plus nos points de vue qu’elles ne les remettent en cause et l’aggravation des inégalités à l’intérieur des ?tats et entre eux nous séparent véritablement. Cette division se perpétue. Des années de recherche ont largement montré que les enfants qui ne rencontrent pas de personnes issues de milieux différents sont plus enclins aux préjugés à l’?ge adulte. Et il est peu probable que les adultes qui vivent dans des sociétés marquées par la ségrégation ethnique, économique ou politique voient ces préjugés remis en question. Contrairement aux idées re?ues, les chercheurs universitaires montrent que les sociétés diversifiées ont, en fait, moins de chances de conna?tre des conflits. Cela ne devrait pas nous surprendre. Après tout, la plupart des islamophobes seraient incapables de citer un seul pilier de l’islam – nous avons tendance à craindre ce que nous ne connaissons pas ou ne comprenons pas, non pas ce que nous voyons chaque jour, et les stéréotypes ne peuvent simplement pas survivre exposés à la réalité.

Dans quelle direction devons-nous donc nous engager maintenant ? Lorsque les personnes marginalisées se sentent plus représentées dans le discours nostalgique des démagogues que dans un débat sur les droits de l’homme qui bénéficie, leur explique-t-on, seulement aux extrémistes et aux prisonniers, que faire pour nous éloigner du gouffre ? Nous sommes à un moment décisif. Des tendances contradictoires nous poussent dans des directions opposées et nous sommes tous contraints à prendre position. Le cinquantième anniversaire de l’adoption des Pactes devrait être per?u comme un appel à l’action afin de protéger les principes qui y sont énoncés. ? cette fin, le 10 décembre 2016, Journée des droits de l’homme, mon bureau a lancé la campagne ? Stand Up ? afin de rapprocher la défense des droits de l’homme du niveau de la base où elle a commencé et où réside sa plus grande force.

Nous faisons face à des défis importants, mais nous devons nous rappeler que la Déclaration universelle des droits de l’homme, et les Pactes sur laquelle ils sont fondés, ne sont pas une promesse utopique parfaite, mais ont été con?us pour répondre collectivement à l’une des pires atrocités de l’humanité. Ensemble, nous devons continuer à construire un autre discours sur la solidarité et les droits de l’homme afin de contrecarrer le message de division et de haine des démagogues. Les traités relatifs aux droits de l’homme nous offrent les moyens de le faire. Pour assurer l’application des Pactes sur le terrain, loin des salles de conférence de Genève, nous devons être aux c?tés de ceux qui font face aux risques de harcèlement ou de discrimination. L’histoire a eu tendance à évoluer vers une inclusion et une justice plus grandes pour tous et en continuant à défendre ensemble les droits de l’homme, nous avons le pouvoir de veiller à ce que cette tendance ne s’inverse pas. ??

Notes

1??? Ces Comités, appelés collectivement organes conventionnels, sont chargés de surveiller l’application des instruments internationaux fondamentaux relatifs aux droits de l’homme et, le cas échéant, les protocoles facultatifs qui s’y rapportent. Il s’agit du Comité des droits de l’homme, du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, du Comité contre la torture, du Comité des droits des enfants, du Comité pour les travailleurs migrants, du Comité des droits des personnes handicapées, du Comité des disparitions forcées et du Sous- Comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du Comité contre la torture.

2??? LNP v Argentina, Merits, CCPR/C/102/D/1610/2007, IHRL 251 (HRC 2011), 18 juillet 2011, Comité des droits de l’homme [HRC].

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