Lutte contre la corruption : ‘priorité absolue’ des entreprises africaines
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Lutte contre la corruption : ‘priorité absolue’ des entreprises africaines
Le Pacte mondial a adopté en 2004 son 10e principe relatif à la lutte contre la corruption. Pour beaucoup, la corruption concerne essentiellement le secteur public. Pourtant, vous vous concentrez sur les milieux d'affaires. Pouvez-vous nous brosser le tableau de la corruption dans les secteurs privé et public ?
Souvent, les uns et les autres se renvoient la balle. Le secteur privé accuse le secteur public. Celui-ci rétorque que c'est le secteur privé qui est l'instigateur. En vérité, du fait de l'offre et de la demande, tous les deux sont complices. Mais il est vrai que plus les pouvoirs publics interviennent dans l'activité économique en général, plus il y a d'abus et de corruption. Plusieurs études récentes l'ont confirmé.
En principe, si les règles du jeu sont claires et appliquées, si l'on fait la distinction entre la concurrence dans le secteur privé, d'une part, et la réglementation et les entités publiques, d'autre part, les risques de corruption sont moindres.
La corruption, selon les experts, est un problème structurel touchant l'ensemble de la société. Elle concerne aussi bien le secteur privé que le secteur public. Elle touche à l'éducation, au système économique de base, au système de réglementation, à la gestion de l'économie et, plus généralement, aux valeurs éthiques.
Certains analystes de la corruption dans les pays en développement soutiennent qu'elle résulte d'une trop grande intervention de l'Etat. Pour d'autres, cette intervention n'est simplement pas où elle devrait être. En Afrique, l'État est généralement très faible et ses pouvoirs limités. Qu'en pensez-vous ?
Plus les règles sont claires et la réglementation efficace, moins il y a de corruption.
Dans la plupart des pays, depuis l'adoption de la Convention des Nations Unies contre la corruption en 2003, la corruption relève du droit pénal. Le problème, c'est comment appliquer la loi efficacement. C'est vrai non seulement pour la corruption mais aussi pour bien d'autres questions… L'aptitude des institutions publiques à faire respecter et à appliquer les instruments que les plus hautes autorités de l'Etat ont ratifiés est en partie fonction de la capacité institutionnelle. Mais il s'agit aussi de fixer les priorités, ce qui est jugé important.
La nouveauté aujourd'hui, à la différence d'il y a dix ans, c'est que les entreprises demandent que les règles du jeu soient clairement définies. Il y a dix ans, elles ne défendaient que le libéralisme, arguant que toute forme de réglementation est mauvaise. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Elles disent qu'il faut des normes techniques qui récompensent les politiques et les pratiques judicieuses et efficaces. Elles disent que si la répression de la corruption ne produit pas de bons résultats, rien d'autre n'en produira.
Les entreprises africaines partagent-elles cet avis ?
J'étais récemment à l'une de nos réunions régionales des réseaux africains du Pacte mondial — nous avons des réseaux dans une quinzaine de pays africains. A mon grand étonnement, tous les chefs d'entreprise, quel que soit leur pays, disaient que la priorité pour eux était de réduire la corruption et de créer un environnement propice pour l'obtention de licences d'importation ou d'exportation notamment. La question des paiements à effectuer revient toujours. "Nous devons payer tellement d'acteurs institutionnels que ces coûts des transactions nous portent préjudice", disaient-ils. Les chefs d'entreprise africains considèrent donc la corruption comme la absolue priorité.
Ils ne le disent peut-être pas en public, parce qu'ils sont tributaires de la main qui les nourrit. Mais lorsqu'ils s'expriment collectivement, ils disent très clairement que la corruption est un problème grave qui leur porte préjudice. S'il y avait moins de corruption et s'ils bénéficiaient d'un appui institutionnel plus solide, ils deviendraient plus compétitifs et leurs activités connaîtraient une croissance plus rapide.
Comment convaincre une entreprise de cesser de verser des pots-de-vin, surtout dans les pays où la corruption est généralisée et où beaucoup d'autres entreprises versent des pots-de-vin ou des dessous-de-table pour obtenir des marchés ?
C'est le problème fondamental. Si à titre personnel, je dis non aux pots-de-vin, à l'extorsion et à la corruption et que mon concurrent obtienne le marché, je subis un préjudice. La réponse à cette question est double. Il faut adopter des politiques pour améliorer la situation. Dans mon pays d'origine, l'Allemagne, il y a quelques années, les pots-de-vin pouvaient être déduits de l'impôt. C'est seulement récemment que l'Allemagne et d'autres pays de l'OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] ont pris au sérieux la corruption.
L'action collective est la seule voie à suivre. Il faut mobiliser un certain nombre d'entreprises animées du même esprit qui conviennent toutes qu'elles seraient mieux loties s'il y avait moins de corruption. Aucune ne voudra certainement faire le premier pas. Mais si on arrive à les inciter à œuvrer ensemble, en même temps, et éventuellement avec des partenaires publics, on a de fortes chances de changer la donne. C'est ce que nous avons déjà fait dans quelques pays, dont le Malawi.
Avez-vous relevé des différences entre les entreprises étrangères et les entreprises nationales ?
Les entreprises étrangères provenant des pays membres de l'OCDE sont souvent sous le contrôle des actionnaires, des législateurs et des médias dans leur propre pays. Toute infraction, même mineure, peut susciter un tollé. Les entreprises africaines font face à des problèmes d'ordre matériel, notamment dans le domaine de la réglementation, de l'accès à l'énergie ou du transport. L'enjeu peut être différent mais souvent la démarche suivie pour trouver des solutions peut être très semblable. Dans nos réseaux de pays, les entreprises locales constituent souvent la majorité. Mais nous favorisons toujours le mélange entre les entreprises étrangères et les entreprises locales, car c'est en œuvrant de concert qu'elles apprennent le plus.
Les gouvernements africains veulent attirer l'investissement étranger direct (IED). Ce faisant, sont-ils parfois moins vigilants qu'ils devraient l'être ?
Il n'y a pas longtemps, mes collègues de la CNUCED [Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement] soutenaient qu'il y avait un risque que les pays rivalisent entre eux pour obtenir des investissements étrangers directs en jouant à qui sera le plus offrant et finissent ainsi par perdre leur aptitude à négocier. Il est difficile de savoir dans quelle mesure cet argument est fondé. Mais vu la nécessité de créer des emplois et d'améliorer les conditions de vie d'un grand nombre de personnes, on peut comprendre leur désir d'attirer l'IED. Les pays d'Asie, en particulier la Chine, étant devenus d'importants acteurs dans ce domaine, le nombre d'investisseurs potentiels s'en trouve accru. C'est une bonne chose pour les pays africains, d'autant qu'ils ont maintenant plus de choix et que, il faut l'espérer, leur aptitude à négocier s'en trouvera renforcée.
La Chine et l'Inde sont accusées d'être moins regardantes en ce qui concerne les normes de transparence, en comparaison aux pays de l'OCDE par exemple. Le Pacte mondial collabore-t-il avec des entreprises publiques chinoises et indiennes ?
Nous sommes très fiers de la solidité de nos réseaux en Chine et en Inde. Il est vraiment impressionnant de voir combien les gens apprennent rapidement et combien les grandes entreprises dans ces pays sont disposées à souscrire au Pacte et à sa philosophie.
Par exemple, notre réseau au Soudan bénéficie d'une forte participation d'entreprises chinoises et indiennes. D'autres entreprises ne pourraient faire mieux. Des investissements énormes ont manifestement été réalisés et quand c'est le cas, les choses ne se passent pas toujours bien. Mais l'apport de capitaux est le bienvenu car l'essentiel est investi dans l'infrastructure, le transport et autres, ce qui ne serait pas le cas autrement.
Les informations concernant la corruption à grande échelle en Afrique font souvent état du rôle des banques étrangères, qui aident les dirigeants corrompus à déposer leur butin dans des comptes secrets offshore. La récente crise financière a aussi attiré l'attention sur les pratiques plutôt opaques de nombreuses institutions financières. Comment le Pacte mondial perçoit-il ces problèmes avec les institutions bancaires ?
La crise financière a été pour beaucoup la sonnette d'alarme. Elle a fait comprendre que la création de valeurs à long terme et la maximisation du profit à court terme ne sont pas nécessairement la même chose. Le contrôle accru exercé par les instances juridiques, qu'il s'agisse de la fraude fiscale, de l'abus de pouvoir ou de la corruption, ne peut qu'être salué. Avoir un secteur financier qui ne soit pas un vecteur d'abus de pouvoir revêt une importance capitale.
Lorsqu'on jette un regard sur les initiatives anticorruption en Afrique, on se rend compte souvent que les organisations de la société civile et les médias ont joué un rôle clé. Pensez-vous qu'il est plus facile de collaborer avec les entreprises dans les pays où la corruption a déjà fait l'objet d'un débat ouvert ?
La notion de transparence et la participation de différents acteurs est très importante. C'est par la transparence qu'on peut vraiment lutter contre la corruption. Plus les sociétés sont ouvertes et plus l'information circule, plus il sera facile de lutter contre la corruption.
Quel lien existe-t-il entre le programme de lutte contre la corruption du Pacte mondial et ses autres objectifs ?
Notre 10e principe est le plus fondamental car il signifie une bonne gouvernance au niveau des entreprises. On ne peut assurer une gestion propre de l'environnement et faire respecter les droits de l'homme si on n'a pas une idée claire du besoin de transparence et de divulgation de l'information et si l'on ne dispose pas de règles clairement définies dans un cadre éthique. C'est fondamental.
S'agissant de la lutte contre la corruption, je suis très optimiste qu'un nombre croissant d'entreprises souscriront à cette action. Non pas parce qu'elles craignent d'être prises en défaut, mais plutôt parce qu'elles ont intérêt à respecter les principes éthiques.
Au Malawi, mobilisation collective des milieux d'affaires
Au Malawi, la fin de la longue dictature et le rétablissement du multipartisme en 1994 ont permis à la société civile et aux médias d'évoquer, en toute liberté, la nécessité de combattre la corruption. Les deux présidents élus depuis lors en ont fait un objectif majeur. Plus récemment, fin 2009, le Président Bingu wa Mutharika a annoncé une initiative de lutte contre la corruption dans son propre parti, et le Bureau de la lutte contre la corruption du pays a ouvert des enquêtes contre plusieurs figures du parti et du gouvernement.
Cette initiative a créé un environnement favorable à une participation plus active des milieux d'affaires malawites à la lutte contre la corruption, expliquait récemment Olajobi Makinwa, responsable de l'action anticorruption du Pacte mondial des Nations Unies. "Dans le cas du Malawi, la lutte n'aurait pas été possible il y a quelques années", indique-t-elle. Le Pacte mondial ayant pu travailler avec un groupe local, il a pu faire des avancées notables.
En 2005, le réseau du Pacte mondial au Malawi s'est joint à l'Institut africain de la citoyenneté d'entreprise pour organiser une série de tables rondes pour les entreprises. Résultat : un Forum des dirigeants pour créer des alliances en vue d'éliminer la corruption, entièrement financé par les entreprises et réunissant aussi des responsables des administrations publiques (dont le Président Mutharika), d'entreprises privées, de la société civile, des médias et d'organisations donatrices. En 2006, le Forum a créé une équipe spéciale pour promouvoir un code de conduite pour la lutte contre la corruption à l'intention des entreprises.