Protéger les civils du génocide
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Protéger les civils du génocide
Lorsque Eugenie Mukeshimana et Suad Mansour se sont rencontrés à la veille du douzième anniversaire du génocide rwandais, ils n’ont pas tout de suite compris tout ce qu’ils avaient en commun. Eugenie est une rescapée du génocide rwandais de 1994, dans lequel a péri la plus grande partie de sa famille. Six membres de la famille de Suad ont été tués au Darfour, dans l’Ouest du Soudan, et les autres se trouvent dans un camp de réfugiés, où ils vivent dans la peur constante d’être de nouveau attaqués par la milice meurtrière janjaouid. L’aide tarde à arriver. “C’est comme si aucune leçon n’avait été tirée du Rwanda”, dit Eugenie.
Eugenie et Suad ont pris la parole lors d’une réunion organisée au Siège de l’ONU à l’occasion du douzième anniversaire du génocide rwandais d’avril 1994. Un autre intervenant, M. Juan Mendez, ancien président du Centre international pour la justice transitionnelle et aujourd’hui Conseiller spécial du Secrétaire général de l’ONU pour la prévention du génocide, a noté que, douze ans après, en présence d’atrocités comparables commises au Darfour, la communauté internationale en est encore “aux mêmes débats qu’en 1994”.
Pourtant, comme l’a signalé l’an dernier le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, “s’agissant de la législation … , nous avons la chance d’avoir à notre disposition une charte internationale des droits de l’homme, réunissant notamment des normes remarquables visant à protéger les plus faibles d’entre nous, y compris les victimes de conflits et de persécutions”. Parmi ces normes figure la Convention sur le génocide, signée en 1948 qui oblige tous les gouvernements à prendre les mesures nécessaires pour prévenir et réprimer les actes de génocide, le nettoyage ethnique, les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité. En septembre 2005, lors du Sommet mondial de l’ONU, 150 dirigeants du monde entier ont réaffirmé ce “devoir de protection”, à l’aide de tous les moyens nécessaires, y compris, s’il y a lieu, la force militaire.
“Nous devons envisager des alertes et interventions rapides qui permettent de prévenir un génocide sans attendre la dernière minute.”
Malgré de tels engagements, la famille de Suad et des milliers d’autres continuent de subir attaques et déplacements forcés. On estime que depuis 2003, dans la seule région du Darfour, 200 000 à 400 000 personnes ont trouvé la mort, tandis que les organismes de secours des Nations Unies évaluent à 3,6 millions le nombre de réfugiés, de personnes déplacées et d’autres personnes ayant besoin d’aide. Un nombre élevé de personnes sont aussi en danger dans le Nord de l’Ouganda, en Côte d’Ivoire et dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC). Selon M. Annan, elles ne trouvent “aucun réconfort dans le texte resté lettre morte des Conventions de Genève, sans parler des promesses solennelles de la communauté internationale jurant ‘plus jamais ça’.”
Hésitante et tardive
Le problème, explique le Secrétaire général de l’ONU, ne vient pas d’un manque de lois et de traités internationaux. Le problème est d’amener les pays à s’acquitter de leurs engagements. “Nous continuons à manquer de la volonté politique nécessaire et d’une vision commune de nos responsabilités face aux violations massives des droits de l’homme et aux catastrophes humanitaires résultant des conflits.” Malgré les massacres “proches du génocide” commis en RDC, au Libéria et ailleurs, “notre intervention a été hésitante et tardive”.
M. Pierre Prosper, ancien ambassadeur extraordinaire des Etats-Unis pour les crimes de guerre, reconnaît qu’il est difficile d’amener les pays membres des Nations Unies, notamment au sein du Conseil de sécurité, à prendre et à appuyer des décisions visant à intervenir rapidement et efficacement.
Puisque “des priorités politiques différentes” empêchent souvent le Conseil de sécurité d’agir sans tarder, les citoyens en danger devraient pouvoir faire appel à la protection d’organisations régionales comme l’Union africaine, estime M. Prosper. “Sur le plan logistique, un voisin peut intervenir plus rapidement pour contribuer à protéger des vies. Il est beaucoup plus rapide pour une organisation régionale d’agir.”
‘Voué à l’échec’
La Mission de l’Union africaine au Soudan (MUAS) est l’une de ces initiatives régionales. En 2004, l’Union africaine, l’Union européenne et l’ONU ont négocié avec le Gouvernement soudanais le déploiement de troupes africaines au Darfour. Les 7 100 militaires et observateurs de l’UA ont permis de réduire la violence, mais ils ne sont pas assez nombreux pour faire régner la loi au Darfour, une région aussi grande que la France.
En mai 2006, le Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux affaires humanitaires, Jan Egeland, a déclaré que la MUAS avait besoin d’un plus grand nombre de soldats qualifiés, d’hélicoptères, de camions et de moyens de communication, ainsi que d’un financement international plus fiable.
M. Mendez rappelle que le financement accordé par la communauté internationale à la mission de l’UA est inférieur de 200 millions de dollars au budget requis.
Bien que les effectifs de la mission de l’UA soient restreints, signale M. Egeland, sa présence n’est pas sans avoir d’effet, ce qui est important en attendant qu’un consensus se mette en place et qu’une mission plus importante de maintien de la paix des Nations Unies prenne le relais. L’établissement d’une telle mission pourrait prendre un certain temps. D’abord, il faudra que le Gouvernement soudanais et le Conseil de sécurité parviennent à un accord. Les principaux pays fournisseurs de contingents devront ensuite fournir des fonds et des effectifs militaires suffisants. M. Egeland note que “nous avons déjà du mal à nous acquitter de toutes nos obligations de maintien de la paix dans le monde. Il sera peut-être donc difficile d’obtenir assez de soldats."
Entre temps, il convient d’exercer des pressions politiques afin de doter la MUAS de moyens supplémentaires. “Le renforcement des troupes de l’Union africaine pourrait s’effectuer dès demain, affirme M. Egeland. Il suffirait qu’il y ait suffisamment de parlementaires dans suffisamment de pays qui décident d’allouer des ressources adéquates et que suffisamment de pays africains décident d’envoyer au Darfour davantage de soldats et de policiers dûment formés. Cela aurait dû se produire hier et pourrait se produire demain.”
Avec ou sans consentement
Comme dans le cas du Rwanda, du Darfour et de la RDC, les crimes contre l’humanité ont souvent lieu dans le cadre de conflits ou de guerres. Et, il faut souvent que d’autres pays interviennent et fassent cesser les tueries ou apportent des secours aux populations en détresse.
Idéalement, les interventions sont plus faciles et plus efficaces lorsque les combattants eux-mêmes décident de participer au processus de paix. “Les chances de succès rapide et véritable des missions dépendent étroitement de l’accord ou du consentement des parties”, explique Mme Jane Holl Lute, Sous-Secrétaire générale aux opérations de maintien de la paix.
Ce consentement permet aux intervenants extérieurs de mener toute une gamme d’activités : négociations, enquêtes, médiations, conciliations, arbitrages ou règlements judiciaires. Lorsque les parties en guerre acceptent sans réserve les termes d’un accord de paix, leurs combattants ont davantage tendance à ne pas porter préjudice aux civils, à respecter les modalités de démobilisation et de désarmement, à autoriser l’apport de secours et à permettre aux personnes déplacées de regagner leur foyer.
Mais lorsque les massacres se poursuivent et qu’aucun accord n’est obtenu, la communauté internationale se trouve souvent face à un problème d’ordre politique. Au Soudan, par exemple, le Gouvernement ne coopère pas pleinement avec la mission de l’Union africaine.
Le refus de coopérer de groupes rebelles ou de milices pose également problème. Au Darfour, les milices pro-gouvernementales janjaouid et deux des trois groupes rebelles n’ont pas participé aux négociations pour la paix ; ils continuent à s’en prendre aux civils et ont fait obstacle au travail des organismes de secours humanitaire.
Le chapitre VII de la Charte des Nations Unies autorise le Conseil de sécurité à approuver le recours à des sanctions ou à une intervention militaire pour mettre fin à un génocide ou à des massacres, sans l’accord des gouvernements ou d’autres groupes militaires impliqués dans de telles atrocités. Cependant, pour diverses raisons politiques ou économiques, il arrive que certains pays membres de l’ONU s’opposent aux sanctions ou à l’usage de la force. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité — la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis — peuvent chacun user de leur droit de veto pour empêcher une intervention.
“Tant que le droit de veto sera en usage, explique M. Colin Keating, ancien ambassadeur de la Nouvelle-Zélande auprès de l’ONU et président du Conseil de sécurité pendant le génocide rwandais, nous ne pourrons jamais prétendre pouvoir intervenir efficacement en cas de crise."
Même si le Conseil de sécurité décide d’un commun accord d’intervenir, il serait tout de même important “d’épuiser toutes les possibilités de négocier une solution”, explique M. Keating à Afrique Renouveau, car une intervention militaire musclée pourrait avoir “des conséquences bien plus graves”. Entre autres possibilités, on peut par exemple mener des efforts diplomatiques ou même prendre des sanctions ciblées afin d’amener un gouvernement à participer à de véritables négociations de paix ou à accepter une intervention donnée.
Dans la même optique, M. Mendez estime que complètement isoler ou tenir à l’écart un gouvernement récalcitrant, comme certains le souhaitent, serait une erreur. Ce “n’est pas réaliste de cesser tout dialogue, affirme-t-il, et en plus cela n’aidera pas à trouver des solutions. Le problème n’est pas de dialoguer ou non, mais comment dialoguer. Dans le cas du régime de Khartoum, la communauté internationale n’a pas indiqué avec suffisamment de force à ce gouvernement que sa conduite au Darfour est inacceptable.”
Évolutions positives
Malgré les difficultés, des évolutions positives se sont produites. Les opérations de maintien de la paix et de secours sont maintenant souvent assorties d’un certain nombre de mesures visant à mieux protéger les civils, dont :
- Un plus grand recours à la police civile internationale pour aider les forces locales à maintenir la paix
- Un plus grand nombre d’experts chargés de vérifier que les combattants respectent les normes humanitaires, les droits de l’homme et le droit pénal
- Un désarmement et une démobilisation plus systématiques des ex-combattants
- L’installation des camps de réfugiés loin des frontières et des zones de guerre afin de mieux protéger les réfugiés.
Il est peut-être plus important encore que les mandats des opérations de maintien de la paix des Nations Unies aient souvent été renforcés pour permettre aux casques bleus de faire cesser les attaques perpétrées contre les civils et d’intervenir militairement contre les combattants. Au Rwanda, la mission des Nations Unies n’était autorisée à ouvrir le feu qu’en situation de légitime défense. Aujourd’hui, les soldats de la paix présents en RDC affrontent régulièrement des groupes armés afin de protéger des civils.
L’ONU apporte également fréquemment son soutien à des forces régionales ou nationales capables d’intervenir rapidement en présence de massacres. Des contingents de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest ont aidé à stabiliser la situation en Sierra Leone et au Libéria avant que d’importantes missions des Nations Unies puissent être déployées sur le terrain. Les troupes françaises ont joué un rôle important en Côte d’Ivoire et dans l’Est de la RDC et des militaires de l’Afrique du Sud ont pris la tête d’une mission de l’Union africaine au Burundi.
La poursuite en justice des criminels de guerre et des auteurs d’actes de génocide constitue un autre moyen d’action. D’après M. Mendez, l’impunité “alimente l’insécurité dans les populations à risque et incite les criminels à récidiver”.
Les tribunaux internationaux pour le Rwanda, la Bosnie et la Sierra Leone qui ont été établis pour instruire les crimes commis dans ces pays devraient prouver que ceux qui attaquent et tuent des civils ne resteront pas impunis. La Cour pénale internationale de La Haye enquête actuellement sur des rebelles, des milices et des dirigeants militaires de la RDC, du Nord de l’Ouganda et du Soudan, qui sont soupçonnés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
A terme, rappelle M. Mendez, le meilleur moyen de protéger les civils est d’éviter que les atrocités commises ne conduisent à un génocide. “Nous devons, dit-il, envisager des alertes et interventions rapides qui permettent de prévenir un génocide sans attendre la dernière minute car, on nous dira alors, comme dans le cas du Rwanda, qu’il est trop tard.”