Tumulte autour des coupures d'Internet
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Tumulte autour des coupures d'Internet
Nina Forgwe, habitante de Bamenda dans le nord-ouest du Cameroun, a manqué en mars la date limite de soumission des candidatures au doctorat. Elle fait partie, à cet égard, des nombreuses victimes de coupure d'Internet dans sa ville et dans d'autres régions anglophones du pays.
Le gouvernement camerounais a suspendu le service après l'entrée en grève d'enseignants, d'avocats et d'étudiants anglophones au motif de partis pris historiques favorables aux francophones. La suspension a débutéÌý en janvier de cette année et a pris fin en mars. Près de cent joursÌý: la plus longue coupure d'Internet par un gouvernement africain.
Cette interruption a eu un grave impact, a rappelé Mme Forgwe, une activiste.
«ÌýTous les services personnels nécessitant Internet ont été mis en attente. Nombre de cyberentreprises ont cessé de fonctionner, en particulier les start-ups technologiques. Nous militons beaucoup sur des portails en ligneÌý», a-t-elle indiqué à Afrique Renouveau.
Access Now, une organisation internationale de défense des droits de l'homme basée à New York, a estimé le coût financier de la coupure à 5 millions de dollars en recettes fiscales, bénéfices des entreprises liées à Internet, frais généraux de fonctionnement, frais de transaction bancaire et services de transfert d'argent, entre autres.
Selon le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement Issa Tchiroma Bakary, la coupure a été déclenchée par la propagation de fausses informations sur les médias sociaux susceptibles d'inciter à la haine et la violence dans les régions en crise. La «ÌýSilicon MountainÌý» du Cameroun, un groupement de start-ups technologiques florissant dans la région, s'en est particulièrement ressentie. Privés d'Internet, les entrepreneurs de la Silicon Mountain ont été contraints de se rendre dans d’autres régions du Cameroun pour se connecter. Ces longs trajets ont puiséÌý dans leur temps de travail.
«ÌýDes fonds se perdent. Certains d'entre nous ne peuvent pas interagir avecÌý leurs clients étrangers en raison de la suspension des services Internet. C'est perturbant pour tout le mondeÌý», a expliqué Churchill Mambe. M. Mambe est le propriétaire de Njorku, une entreprise d'insertion etÌý de services hôteliersÌý récemment classée par le magazine Forbes parmi les 20 premières start-ups africaines.
Julie Owono, avocate et directrice générale d'Internet sans frontières, une organisationÌý basée à Paris qui défend les droits d'Internet, a déclaré à Afrique Renouveau qu'entre janvier et juin 2017, neuf pays ont subiÌý des blocages d'Internet, dont trois en AfriqueÌý: le Cameroun, l'Égypte et l'Éthiopie.
Quelques mois après les perturbations de serviceÌý au Cameroun, une coupure généraleÌý a été imposée en Éthiopie en raison de préoccupations quant à une possible tricherie aux examens. Le porte-parole du gouvernement éthiopien Mohammed Seid a expliqué queÌý: «ÌýLa coupure vise à prévenir une répétition des fuites de sujets qui ont eu lieu l'année dernière.Ìý»
Depuis mai dernier, le gouvernement égyptien a bloqué 62 sites, notamment celui de la télévision Al Jazeera basée au Qatar et l'important site d'information indépendant Mada Masr, les accusant d'inciter au terrorisme et de diffuser de fausses nouvelles. Ces organisations ont depuis réfuté ces allégations.
Selon la Collaboration sur la politique internationale des TIC en Afrique orientale et australe (CIPESA), un centre ougandais d'analyse et de recherche en technologie de l'information, la coupure d'Internet devient un outil privilégié de contrôle social et de censure pour certains gouvernements africains.
Les blocages complets d'Internet se démarquent fortement duÌý filtrage de textos ou du blocage de sites qui étaient jusqu'ici plus courants. Les fournisseurs d’accès à Internet utilisent le filtrage principalement pour isoler les spams ou autres messages indésirables, mais ils peuventÌý également s'en servirÌý pour éliminer des textes dans lesquels figurentÌý des termes tels que démocratie, droits de l'homme ou grève de la faim.Ìý
Onze des 56 coupures d'Internet enregistrées dans le monde en 2016 ont eu lieu en Afrique, selon Deji Olukotun, haut responsable de la représentation mondiale d'Access Now. Il s'agit d'une augmentation de 50% par rapport à 2015.
Les coupures ont eu lieu à quatre reprises en Éthiopie, à deux reprises en Gambie et en Ouganda et une fois au Tchad, en République démocratique du Congo (RDC), au Gabon, au Mali, en Zambie et au Zimbabwe.
Les promoteurs d'un Internet ouvert affirmentÌý que ces coupures soulignent la mesure dans laquelle les attaques et les abus, notamment la prolifération de lois de régulation de l'Internet, la surveillance et l'interception de communications s'aggravent sur le continent alors même que progresse la diffusion sur Internet.Ìý Ìý
Les États soutiennent que les coupures sont nécessaires pour réprimer les manifestations publiques, la violence et la désinformation alimentées par les médias sociaux ou les applications de messagerie mobile, citant le rôle d'Internet dans le Printemps arabe il y a cinq ans, lorsque les protestations ont renversé le régime en Égypte et en Tunisie.
M. Olukotun réplique que les gouvernements craignent que des groupes locaux utilisent Internet pour diffuser des informations, s'organiser et défendre leurs droits, ajoutant que ces utilisations menacent davantage l'ordre établi que la tricherie aux examens, la progressionÌý des cyberfraudes, de la pédopornographie, de la propagande haineuse ou du terrorisme.
La hausse des coupures d'Internet survient alors qu'un nombre croissant d'Africains communiquent par Internet,Ìý fait observer Mme Owono. «ÌýLes gouvernements habitués aux sociétés fermées où l'information est centralisée voient la connectivité comme une menace plutôt qu'une opportunitéÌý», ajoute-t-elle.
La Brookings Institution, un groupe de réflexion basé à Washington, a analysé combien une coupure d'Internet coûte à l'économie. Les sept pays africains ayant subiÌý une coupure d'Internet en 2016 ont perdu environ 320 millions de dollars de recettes.
Il y a aussi la question des droits numériques. En juillet 2016, le Conseil des droits de l'homme de l'ONU a adopté une résolution condamnant les pays qui empêchent ou entravent l'accès à Internet et à son contenu, et a appeléÌý à la protection de la liberté d'expression. Les gouvernements se serventÌý de la menace à la sécurité nationale comme excuse pour justifier la coupure d'Internet, affirme Mme Owono. Mais jusqu'ici, aucun gouvernement n'a permis à une autorité judiciaire de déterminer si la sécurité nationale avait effectivement été menacée, dit-elle. Au contraire, les coupures ont eu lieu pendant des périodes de tension politique, ce qui ajouteÌý du poids aux arguments selon lesquelsÌý l'objectif estÌý de faire taire la dissidence.
Arsene Tungali, militant congolais et fondateur de Rudi International, une société de formation en sécurité et en défense des droits numériques, a déclaré qu'au cours des sept dernières années, le gouvernement de la RDC a orchestré une interruption des communications en ligne à plusieurs reprises. En 2015 et 2016, le gouvernement congolais a bloqué l'accès aux textos et à l'Internet après que des manifestations ont éclaté en réaction à la prolongation du mandat du Président Joseph Kabila.
Une coupure similaire s'est produite en République du Congo lorsque le Président Denis Sassou Nguesso se préparait à prolonger ses 32 ans à la tête du pays.
Le nombre croissant de coupures a mobilisé des groupes de défense de l'accès à Internet et des campagnes mondiales à cet égard, notamment la campagne #KeepitOn lors du RightsCon Silicon Valley 2016, un sommet annuel mondial sur les droits de l'homme et l'Internet organisé à San Francisco en Californie.
#KeepItOn, un groupe de travail de RightsCon comprenant 199 organisations, collabore avec les gouvernements, les entreprises de télécommunications, les sociétés Internet et la société civile pour lutter contre les coupures.Ìý La campagne #BringBackOurInternetÌý a largement contribué à accentuerÌý la pression qui a forcé le gouvernement camerounais à rétablir l'Internet. Bien que la campagne porte principalementÌý sur la mise en évidence des coûts économiques des coupures, Natasha Musonza, fondatrice de la Digital Society of Zimbabwe, observe que l'argument économique ne saurait à lui seulÌý dissuaderÌý les gouvernements de bloquer Internet.
«ÌýNous devons souligner d'autres effets pratiques, tels que l'impact humain. Nous ferions mieux de suggérer des solutions alternatives utiles aux problèmes de tricherie aux examens ou de maintien de l'ordre en cas de manifestations publiquesÌý», a-t-elle suggéré.
L'African Network Information Centre (AFRINIC), qui assigne et gère les adresses IP en Afrique, a proposé de désactiver pendant 12 moisÌý les plateformes en ligne des gouvernements fautifs pour sanctionner les coupures d'Internet. Cependant, la proposition a été rejetéeÌý par les membres de l'AFRINIC au cinquième Sommet africain de l'Internet, tenu à Nairobi en juin dernier. Les membres ont indiqué que la proposition serait difficile à mettre en Å“uvre et pourrait irriter Ìýles gouvernements ou même aggraver la situation.
Pour contourner les blocages de l'Internet, de nombreuses organisations de défense des droits civiques et des droits numériques ont aujourd'hui accru leurs connaissances en matière de sécurité numérique, en particulier sur le chiffrement, la réduction des risques deÌý surveillance et les outils de sécurité en ligne. De plus, de nombreux cyberconsommateurs au Cameroun, en RDC, en Ouganda et au Zimbabwe pensent que l'utilisation de réseaux privés virtuels, qui permettent d'éviter les blocages, a augmenté.