Rwanda : quand les médicaments antisida ne suffisent pas
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Rwanda : quand les médicaments antisida ne suffisent pas
Pour Grace et sa fille Juliette, l’anniversaire du génocide qui a eu lieu en avril 1994 au Rwanda a une signification bien particulière : cela veut dire que le VIH a fait irruption dans leur vie il y a douze ans. Elles en sont maintenant au stade du sida. Grace fait partie des quelque 250 000 femmes qui ont été violées à l’époque et a, comme nombre d’entre elles, ainsi contracté le VIH. Juliette, maintenant âgée de huit ans, est également séropositive.
Jusqu’il y a peu encore, Grace vivait dans une pauvreté abjecte, essayant de faire face aux préjugés qui entourent la séropositivité et craignant tous les jours qu’il n’y ait personne pour s’occuper de Juliette après sa mort prématurée.
Au début, lorsque Grace est tombée malade, elle ne pouvait tout simplement pas concevoir qu’elle avait le sida. Les auteurs du génocide “ont tué mon mari et m’ont laissée mourir lentement de leur sida”, dit-elle. Elle ne pouvait pas non plus admettre qu’il existe des médicaments pour lutter contre la maladie. “Dans mon cas, seul Dieu, qui sait que je n’ai pas attrapé cette maladie par ma faute, pouvait faire un miracle et me guérir.”
“Même s’il était possible de se procurer ces médicaments [antirétroviraux], la plupart des femmes que nous avons interviewées étaient trop pauvres pour acheter de quoi manger pour prendre ces médicaments.”
— Mme Rakiya Omaar, directrice d’African Rights
Tout comme Josiane, Didacienne, Triphonie et d’autres femmes dans la même situation, Grace et sa fille savent maintenant qu’elles n’ont pas à attendre de miracle. Toutes ont pu bénéficier de la décision du gouvernement rwandais de fournir des traitements antirétroviraux à ceux qui en ont besoin – gratuitement, pour ceux qui n’en ont pas les moyens.
Ces femmes font partie des quelque 6 millions d’Africains vivant avec le VIH/sida qui ont actuellement besoin d’antirétroviraux, parmi les 26 millions de personnes séropositives environ que compte la région.
D’après les données récentes de l’enquête nationale sur la démographie et la santé de 2005, le taux de séropositivité dans la population adulte est estimé à 3 % à l’échelle nationale. Selon des estimations précédentes du Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), le taux de prévalence était en 2003 de 6,4 % en ville et de 2,8 % en zone rurale. Également à partir de ces chiffres de 2003, les auteurs du Rapport mondial de l’ONUSIDA pour 2004 ont estimé à environ 250 000 le nombre d’enfants et d’adultes de moins de cinquante ans vivant avec le VIH (on ne dispose pas de chiffres pour les adultes de plus de cinquante ans), dont 22 000 enfants de moins de quinze ans. Il est particulièrement inquiétant de constater le taux de prévalence élevé du VIH parmi les jeunes femmes de 15 à 24 ans, qui est cinq fois supérieur au taux des hommes de la même tranche d’âge.
Un taux de couverture élevé
Avec le soutien financier de divers organismes, dont le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, l’Organisation mondiale de la santé, la Banque mondiale, des organismes de donateurs bilatéraux et des fonds privés comme la Fondation Clinton, le gouvernement rwandais réussit à fournir des traitements antirétroviraux à environ 40 % des personnes qui en ont besoin. Des médecins et des infirmières sont en cours de formation et un nombre croissant de dispensaires sont capables de traiter des patients atteints du sida. En décembre 2005, 19 000 personnes vivant avec le sida suivaient un traitement, ce qui constitue l’un des taux de couverture les plus élevés de l’Afrique subsaharienne.
Cela est particulièrement impressionnant dans un pays dont 66 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté et dont la majorité des ménages n’arrive pas à produire suffisamment pour se nourrir, bien que 91 % de la population travaille dans le secteur agricole.
Ce programme pose non seulement des défis sur le plan médical et financier mais se heurte également aux problèmes interdépendants de la pauvreté, de l’exclusion sociale et de l’inégalité des sexes.
La pauvreté est souvent synonyme de faim. La faim conduit à la malnutrition et à un affaiblissement plus rapide du système immunitaire. Par peur d’être rejetés s’ils sont séropositifs, beaucoup ne subissent pas de test de dépistage. Et l’inégalité des sexes soumet les femmes à de lourdes contraintes dont elles ne peuvent se libérer seules. Elles ont notamment à s’occuper d’enfants et d’autres membres de la famille, en veillant à ce que des rations limitées de vivres servent d’abord à nourrir des enfants affamés, et risquent d’être abandonnées par l’homme de la famille lorsque leur séropositivité est annoncée.
Manger : un défi quotidien
Soeur Speciosa, religieuse et infirmière, affronte tous les jours cette réalité en fournissant traitements, soins et conseils aux patients atteints du sida à l’hôpital de Butare, situé à deux heures en voiture de Kigali. “Non seulement ils ont besoin de prendre leurs médicaments en mangeant et de se nourrir plus qu’auparavant quand ils étaient malades pour se rétablir, explique-t-elle. Mais aussi leur appétit augmente. Certains de mes patients refusent de prendre des médicaments parce que cela leur donne très faim."
Bien qu’ils puissent bénéficier de tests de dépistage et de médicaments gratuits en raison de leur manque de revenus, beaucoup ne peuvent recourir à ces services pour des raisons purement pratiques. Le manque de vivres ou d’argent pour se déplacer, les conditions de logement difficiles, les préjugés généralisés, la douleur de penser qu’ils vont mourir sans assurer l’avenir de leurs enfants – tous ces facteurs intensifient leur désespoir et les empêchent d’accéder aux médicaments antirétroviraux, même gratuits.
Le docteur Anita Asiimwe, coordinatrice des soins et traitements au Centre de traitement et de recherches sur le sida, un établissement public, mentionne également le problème de l’alimentation dans un entretien avec Afrique Renouveau. “Il est cliniquement prouvé que les patients doivent prendre leurs médicaments en mangeant, explique-t-elle. C’est un dilemme pour nous, car tout le monde a besoin de s’alimenter. Devons-nous seulement nourrir ceux qui prennent des médicaments ? Et que faire de tous les autres qui n’ont pas assez à manger ?"
Elle cite à ce propos le cas d’un enfant dont la mère n’avait pas les moyens de l’envoyer à l’école. Sachant que les frais de scolarité des enfants des personnes atteintes du sida sont pris en charge, la petite fille a demandé à sa mère pourquoi elle n’était pas séropositive de façon à ce que la petite fille puisse aller à l’école aussi.
“Est-ce que les femmes, se demande à voix haute le docteur Asiimwe, pourraient être tentées de contracter le virus pour pouvoir nourrir leurs enfants ?” Par moment, dit-elle, elle essaie de ne pas se laisser démoraliser par les difficultés à surmonter pour aider tous ceux qui en ont besoin. “Je dois me rappeler, explique-t-elle, du chemin que nous avons parcouru, au lieu de me désoler du chemin qui nous reste à parcourir.”
On ne peut pas se nourrir avec des photos
La Division de la nutrition du Ministère de la santé a parfaitement conscience de l’importance d’une alimentation saine pour les personnes vivant avec le sida. Dans le cadre d’une évaluation financée par le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM) et entreprise par African Rights, une organisation non gouvernementale, le secrétaire général du ministère, le docteur Ben Karenzi, a rappelé que le gouvernement n’ignore pas l’importance de la nutrition dans la lutte contre le VIH/sida. Mais il a également souligné à quel point il est difficile de maintenir un programme constant d’aide alimentaire, notamment en l’absence de fonds suffisants.
Une femme atteinte du sida, citée dans la même évaluation, a également évoqué cette difficile réalité. “Ils nous montrent des photos de tout ce que nous aimerions manger, mais on ne peut pas se nourrir avec des photos ... il faudrait avoir les moyens d’acheter ou de produire ces aliments.”
Survivantes de viols
La situation de Grace, Triphonie, Josiane et Didacienne souligne la nécessité de disposer non seulement d’antirétroviraux, mais aussi de mesures de soutien plus générales qui aident ces femmes à avoir accès aux médicaments. Elles font partie de quelque 200 victimes de viols ayant survécu au génocide – et ayant, pour beaucoup d’entre elles, ainsi contracté le VIH – dont les témoignages sont inclus dans un rapport publié par African Rights en 2004 avec le soutien financier d’UNIFEM, Broken Bodies, Torn Spirits.
Mme Rakiya Omaar, directrice d’African Rights, explique que ces témoignages ont mis en évidence non seulement le besoin désespéré d’antirétroviraux de ces femmes et aussi de médicaments permettant de traiter les infections opportunistes, mais surtout la difficulté d’y accéder régulièrement.
“Il nous est apparu très clairement que même s’il était possible de se procurer ces médicaments, la plupart des femmes que nous avons interviewées étaient trop pauvres pour acheter de quoi manger pour prendre ces médicaments. Elles n’avaient également pas d’argent pour se rendre au dispensaire. Elles s’inquiétaient en permanence, à cause de leurs conditions de vie horribles et de leur désir d’envoyer leurs enfants à l’école. Elles s’inquiétaient de ce qui arriverait à leurs enfants quand elles ne seraient plus là, ce qui était inévitable sans antirétroviraux, comme elles le savaient."
Ce qui la désole tout particulièrement, ajoute-t-elle, est qu’un certain nombre de femmes citées dans le rapport sont déjà mortes bien que les antirétroviraux soient maintenant plus faciles d’accès.
Peu d’espoir
Le cas de Triphonie est typique. Elle perdait du poids et était de plus en plus malade ; ses enfants étaient affamés tandis qu’elle essayait de survivre dans un entrepôt de l’armée surpeuplé et ouvert à tous, faisant constamment l’aller-retour entre son stand au marché et ses quatre enfants, pour vérifier qu’ils étaient bien en sécurité. Ses ventes diminuaient rapidement, ce qui ne faisait qu’aggraver la faim de la famille.
Josiane a perdu quatre enfants à cause de l’interahamwe, la milice qui a mené le génocide. Elle était atteinte de pertes de mémoire handicapantes. Elle vivait dans une cabane ouverte sur l’extérieur, sans avoir les moyens d’acheter de quoi manger et de se déplacer. Sa fille de 11 ans était le fruit du viol et, comme elle, était atteinte du sida. Lorsque celle-ci est tombée malade, Josiane l’a portée à l’hôpital sur le dos. Bien que son taux de cellules CD-4 nécessite des antirétroviraux, les médecins refusaient de lui en prescrire, à cause de ses problèmes de mémoire. “J’étais toujours perdue, a-t-elle expliqué à Afrique Renouveau. Je n’aurais pas su dire le jour de la semaine ni l’heure de la journée.”
Incapable de subvenir aux besoins de ses quatre enfants, Grace a envoyé Juliette en pension. Juliette a arrêté de prendre ses antirétroviraux de peur que ses camarades de classe s’aperçoivent qu’elle était séropositive. Très malade, elle a été renvoyée à Butare. Elle gisait sur son lit d’hôpital, incapable de manger ce qui lui était servi, tandis que Grace sanglotait à son chevet, sans avoir de quoi acheter les aliments que Juliette pourrait manger et s’inquiétant horriblement pour ses trois enfants affamés qui étaient restés seuls à la maison.
Quand elle était malade, Didacienne marchait 10 km jusqu’au dispensaire le plus proche, une distance qu’elle mettait de nombreuses heures à parcourir, dans son état fragile. Elle n’avait pas les moyens de payer l’équivalent de 0,60 $ pour prendre le bus qui passait près de chez elle à la périphérie de Cyangugu deux fois par semaine, les jours de marché. Peu de temps avant qu’Afrique Renouveau l’interviewe chez sa famille, elle avait passé plusieurs semaines à l’hôpital. En rentrant chez elle une fois rétablie, elle a découvert que sa maison, petite mais bien construite, avait été complètement démontée par la famille de son mari défunt. Ils lui ont expliqué qu’ils pensaient qu’elle allait mourir et qu’ils avaient donc tout vendu, y compris les briques et la toiture, pour payer les obsèques. Didacienne et ses enfants partagent un cabanon qui abritait auparavant le foyer de la cuisine avec une chèvre et un nombre croissant de lapins.
‘Don pour la vie’
Ces femmes ont eu de la chance. Elles ont bénéficié d’un petit programme lancé par African Rights – Gift for Life (“Don pour la vie”) – qui fournit des aliments de base et d’autres produits de première nécessité aux femmes ayant témoigné dans le cadre de l’étude. L’objectif de cette aide est de les conduire progressivement pendant cinq ans à l’autonomie. D’autres organisations fournissent également des aliments à des femmes en situation difficile.
Triphonie a ainsi pu emménager dans un lieu sûr, à quelques minutes du marché, et son stand est en plein essor. Les pertes de mémoire soi-disant permanentes de Josiane s’améliorent maintenant qu’elle est moins stressée ; elle prend des antirétroviraux et prévoit de créer un petit commerce pendant que sa fille, en bonne santé grâce aux antirétroviraux, fréquente une école située à proximité. Juliette va dans un lycée du quartier et Grace a trouvé du travail, et les deux vivent à la maison, où il y a de quoi nourrir toute la famille. Didacienne a maintenant assez d’argent pour se rendre régulièrement au dispensaire, où sa maladie est suivie ; elle reprend des forces de jour en jour.
Les antirétroviraux donnent souvent de très bons résultats sur le plan de la santé physique. Mais en l’absence de vivres et d’autres aides, ils n’ont parfois aucun effet sur la santé mentale et psychologique. Les femmes qui suivent un traitement antirétroviral et reçoivent des vivres et ont les moyens de se rendre au dispensaire se découvrent l’énergie physique et psychologique de remonter la pente. La plupart des femmes participant au programme d’African Rights ont ainsi ouvert des comptes en banque, ce qui signifie qu’elles pensent à leur avenir.
L’évaluation d’UNIFEM indique que quand les femmes atteintes du sida reçoivent une aide alimentaire qui leur permet de ne plus avoir faim et de reprendre des forces, elles demandent souvent à bénéficier d’une assistance pour entreprendre des activités productrices de revenus et acquérir les compétences qui les aideront à gagner leur vie ou à redynamiser leur commerce en difficulté. “L’offre conjointe de vivres et de traitements antirétroviraux, écrivent les auteurs du rapport, peut permettre aux femmes vivant avec le sida de mener une vie productive, de constituer un moindre fardeau pour leur famille et leur communauté et de moins grever le système de santé."
UNIFEM, en partenariat avec African Rights et avec l’appui du Ministère de la santé, a lancé au Rwanda une campagne de mobilisation visant à faire connaître le lien essentiel qui existe entre l’alimentation et les traitements antirétroviraux. Dans le cadre de cette campagne, les traitements sont considérés comme une question de santé, mais également comme un élément essentiel de l’autonomisation économique des femmes.
Triphonie, qui risquait de mourir avant qu’African Rights n’intervienne, est maintenant assise dans le salon de sa nouvelle maison, ses deux plus jeunes enfants dévorant avec enthousiasme un grand bol de riz et de haricots nutritifs placés devant eux sur le sol. “Ce n’est que maintenant que je ne regrette plus d’avoir survécu au génocide”, dit-elle en pensant à tout ce qu’elle a vécu.
Comprimés, aliments et graines
Au Rwanda, de nombreux centres de santé ont constaté que malgré les antirétroviraux qu’ils fournissaient aux femmes qui en avaient besoin, ils n’obtenaient pas les résultats escomptés. Leurs patientes se plaignaient de la faim et étaient découragées de ne pouvoir obtenir les vivres dont elles avaient besoin. Sept dispensaires ont alors lancé, avec l’appui financier de l’Agency for International Development des États-Unis et du Centre international d’agriculture tropicale, un programme novateur. L’un d’entre eux notamment, situé dans la province de Gitarama, a obtenu d’excellents résultats.
D’après African Rights, il a d’abord fallu fournir du SOSOMA enrichi (un mélange nutritif de sorgho, de soja et de maïs) aux femmes pour les aider à reprendre des forces. L’étape suivante a consisté à les amener à cultiver leurs propres aliments. Ce projet se fonde sur l’introduction de légumes d’origine locale et de plantes tubéreuses, qui sont bien adaptés aux climats et aux sols du Rwanda. Ce programme s’accompagne d’une formation à la fertilité des sols, à la diversification des cultures et à l’utilisation de graines résistantes.
Pour susciter l’intérêt des femmes atteintes du sida, M. Hodali Jean Gatsimbanyi, coordinateur du projet, a cultivé une parcelle de démonstration située à côté du centre de santé. Il encourageait les femmes à cueillir des légumes pendant leur visite au dispensaire, pour que leurs familles les consomment. Il leur a ensuite distribué des graines à planter dans leur propre jardin, en donnant des conseils et en suivant leur progrès. Pour participer au projet, les femmes ont été encouragées à former des associations, les amashyirahamwe. Le projet de Gitarama a débuté avec 50 femmes et en a vite compté 90 à mesure que les résultats sont apparus au grand jour.
Une fois le projet mis en place, le centre a constaté que la santé de la plupart des participantes s’améliorait considérablement. Elles prenaient du poids, souffraient moins d’infections opportunistes et, dans certains cas, avaient même l’air en meilleure santé que des personnes séronégatives. Il y a également eu des répercussions positives dans la communauté. Les autres habitants ont eux aussi souhaité acquérir des graines et cultiver leurs propres parcelles et les participants ont été encouragés à faire profiter les villageois ne participant pas au programme de leurs nouvelles connaissances et compétences .