LâAfrique et le crime organisĂ©
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LâAfrique et le crime organisĂ©
En un seul coup de filet, les autoritĂ©s de GuinĂ©e-Bissau ont saisi en avril 635 kilogrammes de cocaĂŻne, estimĂ©s Ă 50 millions de dollars. Les trafiquants ont toutefois rĂ©ussi Ă sâĂ©chapper en emportant le reste de la cargaison. Le Directeur exĂ©cutif de lâOffice des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Antonio Maria Costa, a fait lâĂ©loge de cette saisie en dĂ©plorant la faiblesse des forces de police dans le pays. âIl est regrettable que le reste de la cargaison nâait pas Ă©tĂ© interceptĂ©, mais ce nâest guĂšre surprenant car la police est trĂšs mal Ă©quipĂ©e et nâa souvent mĂȘme pas assez dâessence pour ses vĂ©hicules."
Le mĂȘme mois, les mĂ©dias ont notĂ© quâafin dâĂ©chapper au renforcement du dispositif policier au large des cĂŽtes europĂ©ennes, les trafiquants de drogue avaient Ă©tabli une zone de transit le long du Golfe de GuinĂ©e. Les Etats africains fragilisĂ©s doivent souvent faire face Ă des problĂšmes urgents tels que la pauvretĂ©, la faiblesse des institutions ou lâinstabilitĂ© politique et peuvent ainsi constituer un refuge pour ces groupes criminels. Un des ces rĂ©seaux illĂ©gaux qui opĂšrent en GuinĂ©e-Bissau comprend des fournisseurs sud-amĂ©ricains, des transporteurs africains et des distributeurs europĂ©ens.
La GuinĂ©e-Bissau, qui est encore en train de se relever dâune guerre civile qui a pris fin il y a six ans, est particuliĂšrement vulnĂ©rable. Câest lâun des 10 pays les plus pauvres du monde et elle nâa pas de prisons sĂ»res ni de patrouilles frontaliĂšres efficaces. âToutes les institutions se sont effondrĂ©es, explique M. Koli Kouame de lâOrgane international de contrĂŽle des stupĂ©fiants (OICS). Le renforcement des dispositifs policiers dans la pĂ©ninsule ibĂ©rique, qui Ă©tait la zone de transit traditionnelle pour la drogue en provenance dâAmĂ©rique du Sud et Ă destination de lâEurope, force les rĂ©seaux criminels Ă trouver des itinĂ©raires diffĂ©rents passant par lâAfrique. La GuinĂ©e-Bissau, qui a une position stratĂ©gique proche de lâEurope et une cĂŽte poreuse constituĂ©e dâun labyrinthe dâĂźles, est un sanctuaire idĂ©al.
Une demande trÚs élevée
La demande de stupéfiants comme la cocaïne atteint des niveaux sans précédent en Europe. Un kilogramme de cocaïne se vendrait pour environ 80 000 dollars en Europe, contre 50 000 aux Etats-Unis, le plus grand marché du monde pour ce stupéfiant.
De 2000 Ă 2003, les autoritĂ©s africaines nâont rĂ©ussi Ă saisir que 600 kilogrammes de cocaĂŻne en moyenne par an, soit 0,2 % du montant de drogue quâon estime avoir passĂ© par la rĂ©gion dans la mĂȘme pĂ©riode, note lâONUDC dans un rapport de 2005 consacrĂ© Ă lâAfrique.
Le cas de la GuinĂ©e-Bissau illustre certains des problĂšmes auxquels doivent faire face de nombreux pays africains appauvris. La faiblesse des forces de lâordre, des fonctionnaires sous-payĂ©s et des frontiĂšres nationales poreuses font de ces pays un lieu idĂ©al pour les organisations criminelles qui sây procurent ou y font transiter des produits illĂ©gaux.
LâAfrique a beaucoup moins de policiers par habitant que les autres rĂ©gions du monde (180 pour 100 000, alors que lâAsie en a 363). De plus, quand les policiers sont sous-payĂ©s et les fonctionnaires corruptibles, la tĂąche des trafiquants nâen est que plus aisĂ©e. Les autoritĂ©s publiques peuvent ĂȘtre soudoyĂ©es pour dĂ©tourner les yeux ou mĂȘme pour travailler en collusion directe avec les trafiquants.
Les organisations criminelles transnationales se livrent au trafic illicite dâune vaste gamme de produits qui comprennent les stupĂ©fiants, les diamants, le pĂ©trole, lâivoire et les armes. Ils opĂšrent Ă©galement des rĂ©seaux dâimmigration clandestine. LâONU rapporte que 90 % des pays africains sont touchĂ©s par le trafic dâĂȘtres humains, que ce soit en tant que source, zone de transit ou destination.
Le trafic de drogue, la prostitution, le jeu, le prĂȘt usuraire et la corruption de lâadministration Ă©tant illĂ©gaux maisÌęun grand nombre de ces activitĂ©s Ă©tant consensuelles, les experts notent quâil est trĂšs difficile dâĂ©valuer lâimportance du crime organisĂ© Ă partir des statistiques officielles, en Afrique ou ailleurs. âMais des enquĂȘtes dâopinion ainsi que les activitĂ©s de renseignement concernant la criminalitĂ© internationale et les saisies de contrebande suggĂšrent quâil se peut que lâAfrique soit devenue le continent le plus ciblĂ© par le crime organisĂ©,â note lâONUDC dans son rapport de 2005 sur le crime et le dĂ©veloppement en Afrique. âLâabsence de contrĂŽles officiels rend le continent vulnĂ©rable au blanchiment dâargent et Ă la corruption, activitĂ©s vitales pour lâexpansion de la criminalitĂ© organisĂ©e.â
Un développement entravé
Les responsables des politiques de développement font remarquer que le crime organisé peut faire dérailler les programmes de développement. Réciproquement, un développement déséquilibré ou mal planifié contribue à la criminalité et entraßne un cercle vicieux pauvreté-crime-pauvreté.
Elle entraĂźne aussi la perte dâactifs et de ressources rares. Bien quâon ne dispose actuellement que de peu de chiffres, la police sud-africaine a estimĂ© en 1998 que le pays perdait plus de 3 milliards de dollars de revenus par an du fait des activitĂ©s dâune trentaine de groupes criminels â asiatiques, italiens, nigĂ©rians et russes.
LâAngola, qui se relĂšve aussi dâun long conflit, est lâun des nombreux pays dâAfrique qui perd des millions de dollars de ses ressources nationales. Au cours de plus de 20 ans de guerre civile, ce pays dâAfrique australe a attirĂ© des dizaines dâorganisations criminelles allĂ©chĂ©es par les trafics de diamants et autres ressources naturelles qui servaient auxÌęrebelles de lâUNITA Ă financer leur guerre contre le gouvernement. Quand la guerre a pris fin en 2002, certains des combattants se sont reconvertis dans le crime transnational.
âLes pertes de revenus provoquĂ©es par ces crimes posent un grave problĂšme,â explique Charles Goredema de lâInstitut dâĂ©tudes sur la sĂ©curitĂ© (Afrique du Sud). En Afrique australe, quand lâor et les diamants font lâobjet de contrebande, ils Ă©chappent Ă la taxation de ces produits et privent lâEtat de ressources quâil aurait pu utiliser pour financer des services essentiels.
La perception par lâopinion de lâexistence dâune criminalitĂ© Ă©levĂ©e ou de corruption dans un pays dissuade presque toujours les investisseurs potentiels. Dans son rapport sur le crime et le dĂ©veloppement en Afrique, lâONUDC notait que les niveaux dâinvestissement sur le continent Ă©taient infĂ©rieurs Ă ce quâils pourraient ĂȘtre Ă cause de la perception que lâEtat de droit y prĂ©vaut rarement. En 2003, la part des investissements Ă©trangers directs en Afrique se montait Ă Ìę8,7 % Ă peine des 172 milliards de dollars reçus par tous les pays en dĂ©veloppement. Ces niveaux sont bas bien que le rendement des investissements soit trĂšs supĂ©rieur en Afrique comparĂ© Ă dâautres rĂ©gions en dĂ©veloppement.
Un fléau à combattre
Pour combattre le crime organisĂ©, les gouvernements peuvent notamment renforcer les lois nationales afin de dissuader les organisations criminelles dâutiliser leurs pays comme points de transit. Quand lâAngola a Ă©mergĂ© de sa pĂ©riode de conflit en 2002, le pays nâavait aucune politique spĂ©cialement conçue pour combattre le crime organisĂ©.
MĂȘme dans des pays plus stables comme lâOuganda, une lĂ©gislation inadaptĂ©e peut freiner la lutte contre les organisations criminelles transnationales. âA cause de la faiblesse des lois ougandaises, les trafiquants trouvent pratique de passer par lâOuganda,â explique Okoth Ochola, le Directeur adjoint des enquĂȘtes criminelles. âLa loi actuelle sur les stupĂ©fiants et leur rĂ©pression (National Drug Policy and Authority Act) est trop clĂ©mente. Si vous ĂȘtes condamnĂ© au titre de cette loi, vous risquez une peine dâun an de prison ou une amende ne dĂ©passant pas un million de shillings,â (environ 570 dollars des Etats-Unis). Les trafiquants qui gagnent des millions de dollars prĂ©fĂšrent donc ĂȘtre condamnĂ©s en Ouganda plutĂŽt que dans des pays oĂč les peines sont plus fortes. M. Ochola ajoute que cinq ans se sont Ă©coulĂ©s depuis quâun projet de loi sur le renforcement de cette lĂ©gislation a circulĂ©, mais quâil nâa toujours pas Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© au parlement.
Avec lâaide de lâONU, certains pays comme la GuinĂ©e-Bissau, ont entrepris de rĂ©former leurs services de sĂ©curitĂ© pour renforcer leur capacitĂ© de faire respecter la loi. En octobre 2006, le pays a mis sur pied une commission nationale pour lutter contre la prolifĂ©ration des armes lĂ©gĂšres et de petit calibre. Mais le gouvernement ne dispose pas de fonds suffisants Ă consacrer Ă cette entreprise. Ce pays dâAfrique occidentale qui compte 1,6 million dâhabitants nâa mĂȘme pas de prison de haute sĂ©curitĂ© conforme aux normes pĂ©nitentiaires.
Selon M. Costa, Directeur exĂ©cutif de lâONUDC, la GuinĂ©e-Bissau a besoin du soutien des organismes internationaux de financement pour acheter des Ă©quipements, des vĂ©hicules et des systĂšmes de communication pour sa police. âSi aucun soutien ne se manifeste, dit-il, jâai bien peur que les policiers honnĂȘtes se dĂ©couragent. On ne doit pas laisser le pays devenir un narco-Etat.â
Une stratégie continentale
En rĂ©ponse au problĂšme du crime organisĂ©, les gouvernements dâAfrique de lâouest et du centre se sont essentiellement contentĂ©s de mettre Ă jour les lĂ©gislations nationales et les cadres lĂ©gaux afin de respecter les conventions et les protocoles de lâONU, note M. Antonio Mazzitelli du bureau rĂ©gional de lâONUDC.Jusquâici, explique M. Mazzitelli, cette approche a donnĂ© des rĂ©sultats mitigĂ©s. âDes efforts concrets et courageux pour assainir la situation, comme la campagne anti-corruption menĂ©e par le gouvernement du PrĂ©sident Obasanjo au NigĂ©ria, devraient certainement produire des rĂ©sultats spectaculaires â Ă condition dâĂȘtre poursuivis assez longtemps pour enclencher un cercle vertueux."
M. Christophe CompaorĂ©, SecrĂ©taire permanent du ComitĂ© national de lutte contre la drogue du Burkina Faso affirme : âil est urgent que tous les comitĂ©s nationaux de lutte contre le trafic de drogue de la sous-rĂ©gion se rencontrent et collaborent de maniĂšre efficace pour enrayer le flĂ©au et dĂ©manteler les rĂ©seaux.â Il prĂ©vient quâun itinĂ©raire, alimentĂ© par un rĂ©seau rĂ©gional en pleine expansion, est en train de se mettre en place dans lâOuest et le Sud-ouest du pays pour le transport de la drogue. En avril, la police burkinabĂ© a interceptĂ© pour 10 millions de dollars de cocaĂŻne Ă la frontiĂšre avec le Mali.
Le soutien des organisations rĂ©gionales est Ă©galement nĂ©cessaire pour permettre Ă ces pays de combattre efficacement la dimension transfrontaliĂšre des activitĂ©s du crime orgaÂnisĂ©. Lâune dâentre elle est lâInstitut africain des Nations Unies pour la prĂ©vention du crime, fondĂ© en 1989. Depuis cette date, lâinstitut a souffert dâun manque de moyens, et a donc souvent Ă©tĂ© incapable de remplir certaines de ses fonctions fondamentales.
Lâeffort engagĂ© dans le cadre du Programme dâaction 2006-2010, destinĂ© Ă combattre les drogues et la criminalitĂ© en Afrique, a aussi Ă©tĂ© entravĂ© par lâinsuffisance des ressources; ce plan avait Ă©tĂ© adoptĂ© par les membres de lâUnion africaine Ă lâissue dâune table ronde organisĂ©e par lâONUDC Ă Abuja (NigĂ©ria) en 2005. Il offre un cadre Ă la coopĂ©ration technique et Ă lâaide des bailleurs de fonds destinĂ©es Ă rĂ©duire les obstacles que la criminalitĂ© et les drogues constituent pour la sĂ©curitĂ© et le dĂ©velopÂpement en Afrique. Il comprend des programmes dâaction spĂ©cifiques pour la rĂ©forme de la justice pĂ©nale, la lutte contre le blanchiment dâargent, la corruption et le trafic de drogue.
âLe trafic de stupĂ©fiants est un problĂšme mondial qui a un effet dĂ©vastateur sur le bien-ĂȘtre de la communautĂ© internationale,â affirme Wilfred Machage, Ministre adjoint de la santĂ© du Kenya. Pour faire des progrĂšs dans la lutte contre ce flĂ©au il faudra disposer dâun meilleur financement et mener un combat permanent contre la culture de plantes narcotiques Ă tous les niveaux, conclut-il.
Dans son rapport de 2006, lâOICS avertit cependant que si le problĂšme que pose le trafic de drogues sur le continent nâest pas maĂźtrisĂ©, il est Ă craindre quâil avive les tensions dâordre social, Ă©conomique et politique qui existent dĂ©jĂ .