Darfour : la montée de l’horreur

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Darfour : la montée de l’horreur

La crise s’aggrave au Soudan, l’ONU juge que l’heure n’est plus aux ‘demi-mesures’
Afrique Renouveau: 
山/ Evan Schneider
An African Union soldier in Darfur Un soldat de l’Union africaine au Darfour : la mission africaine n’a pas assez d’effectifs pour mettre fin à la violence mais reçoit des renforts et du matériel supplémentaire, tandis que les Nations Unies plaident pour une plus grande force de maintien de la paix qui protège les civils.
Photo: 山/ Evan Schneider

Les combats au Darfour, la région occidentale du Soudan, s’intensifient à nouveau et risquent d’aggraver ce qui constitue aujourd’hui la plus sérieuse crise humanitaire du monde. Les bombardements aériens des forces gouvernementales et les combats au sol contre les rebelles déplacent des villageois toujours plus nombreux et empêchent les organisations humanitaires d’apporter des secours dans les zones les plus dangereuses. “Si l’opération humanitaire est interrompue, nous pourrions voir au Darfour des centaines de milliers de morts et un désastre d’origine humaine sans précédent”, a averti fin août le Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires de l’ONU, Jan Egeland.

La montée globale de la violence s’est également accompagnée d’une multiplication des agressions sexuelles. Dans le gigantesque camp de personnes déplacées de Kalma, près de Nyala, dans le Sud du Darfour, le nombre de viols signalés a considérablement augmenté — plus de 200 cas en seulement 5 semaines. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme rapporte que dans la même province “à Gereida, des femmes ont été attaquées par des milices armées alors qu’elles se livraient à des activités destinées à leur procurer un revenu”.

Pendant la plus grande partie du mois de septembre, les responsables de l’ONU, les organisations humanitaires et les groupes de défense des droits humains ont donné l’alerte, en faisant savoir qu’une grave détérioration de la situation paraissait imminente. Le mandat de la mission de maintien de la paix comprenant 7 000 soldats de l’Union africaine (UA) arrivait à expiration à la fin du mois, alors que le Gouvernement soudanais continuait à rejeter la mise sur pied d’une nouvelle mission des Nations Unies dotée de plus grands moyens.

A la suite d’intenses négociations, l’UA a accepté de prolonger sa Mission de l’Union africaine au Soudan (MUAS) de trois mois, jusqu’à la fin de l’année, avec l’aide de contingents supplémentaires fournis par des pays africains et un soutien financier et logistique accru de la Ligue arabe et de l’ONU. Les responsables de l’UA reconnaissent cependant que même une force africaine modérément renforcée ne pourra protéger autant de civils déplacés sur un territoire aussi vaste. La prolongation du mandat de la MUAS ne donne donc aux médiateurs que quelques mois de plus pour convaincre le Gouvernement soudanais d’accepter une mission des Nations Unies et pour amener les factions belligérantes à cesser de faire obstacle aux opérations de secours humanitaire.

S’adressant le 11 septembre au Conseil de sécurité, le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a souligné à quel point il était urgent d’agir pour sauver le Darfour : “Est-ce que la communauté internationale, qui n’a pas fait assez pour les populations du Rwanda quand elles avaient besoin d’aide, peut se contenter d’observer cette tragédie qui ne cesse de s’aggraver ? … Soit on tire des leçons, soit on n’en tire pas. Soit on défend ses principes, soit on les ignore. L’heure n’est plus aux demi-mesures ou à la prolongation des débats.”

Un bilan catastrophique

La crise du Darfour, qui a des racines politiques et sociales complexes, a éclaté à grande échelle au début de l’année 2003, quand des mouvements rebelles ont attaqué les forces gouvernementales. Les forces militaires soudanaises ont riposté en lançant d’importantes opérations militaires et en encourageant une milice clandestine, les Janjaouid, à mener des actions parallèles.

Refugee children Au Darfour, près de 2 millions de civils ont été forcés de quitter leur foyer.
Photo: 山/ Evan Schneider

Le bilan des victimes civiles est énorme. Selon des estimations de l’ONU et d’autres organisations humanitaires, quelque 200 000 personnes au moins ont été tuées depuis le début du conflit, directement dans les combats ou indirectement, du fait de l’interruption des activités agricoles et des services de santé, qui a sérieusement aggravé la pénurie de vivres et les maladies.

Au Darfour même, environ 3 millions de personnes dépendent de l’aide alimentaire pour survivre et 1,9 million d’entre elles ont été forcées de quitter leur foyer pour se réfugier dans des camps insalubres, surpeuplés et dangereux ; 220 000 autres ont fui et traversé la frontière pour se réfugier au Tchad voisin.

Apporter de l’aide à toutes ces personnes représente un énorme défi sur le plan financier et logistique et en matière de sécurité. En dépit des menaces, des attaques et d’autres obstacles, le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de nombreuses autres organisations humanitaires livrent nourriture, soins médicaux et abris, sauvant ainsi de nombreuses vies.

Mais l’escalade récente des combats met sérieusement en danger ces efforts, surtout dans le Nord du Darfour, mais aussi dans le Sud et l’Ouest. A la mi-septembre, 12 travailleurs humanitaires avaient été tués au cours des deux derniers mois — soit plus que pendant les deux années précédentes. De nombreux véhicules d’organisations humanitaires ont été volés. Les attaques ont forcé de nombreuses ONG humanitaires à se retirer des régions les plus dangereuses du Darfour.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans le Nord du Darfour, 40 % de la population ne reçoit aucun soin sanitaire, le taux de vaccination a chuté, passant de 90 % en 2005 à seulement 20 % en 2006. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a signalé début octobre que dans le Nord du Darfour quelque 224 000 personnes restaient privées d’aide alimentaire, la plupart d’entre elles pour le quatrième mois consécutif.

Il n’est dans l’intérêt ni du Soudan, ni de l’Afrique, ni du reste du monde “d’assister sans rien faire au déroulement d’un génocide
au Darfour”.

— Olusegun Obasanjo, Président du Nigéria

L’insécurité a empêché de nombreux agriculteurs de faire leurs semailles. Les éleveurs itinérants n’ont pas pu partir à la recherche de meilleurs pâturages. La pénurie alimentaire pourrait devenir très grave, étant donné qu’une grande partie des déplacements de population ont eu lieu “dans les zones très fertiles et non dans les zones arides”, note Niels Scott, Directeur du bureau régional de la Mission des Nations Unies au Soudan (MINUS), qui apporte son appui à la mission de l’UA, parallèlement à sa fonction principale qui est d’assurer le respect d’un accord de paix distinct conclu entre le Gouvernement et les anciens rebelles du Sud du Soudan.

Rivalités rebelles, offensive gouvernementale

La reprise des combats s’est produite au lendemain de la conclusion d’un accord de paix signé en mai par le Gouvernement avec l’un des groupes rebelles du Darfour, à la suite de négociations menées à Abuja (Nigéria). Les médiateurs de l’UA espéraient que cet accord faciliterait la tâche des forces africaines et internationales de maintien de la paix chargées de protéger les civils au Darfour.

Cependant, le Gouvernement et la faction du Mouvement/Armée de libération du Soudan (M/ALS) qui ont signé l’accord n’en ont guère appliqué les dispositions. Au lieu de désarmer les milices Janjaouid, le Gouvernement aurait intégré un grand nombre de leurs combattants dans l’armée régulière. Les tribunaux soudanais n’ont pas véritablement poursuivi ceux qui sont soupçonnés de crimes de guerre.

Les tensions entre la faction du M/ALS qui a signé l’accord, menée par Minni Minnaoui un chef de l’ethnie Zaghawa, et les forces rebelles qui ne l’ont pas signé se sont considérablement aggravées. Les non signataires les plus importants sont l’aile du M/ALS dirigée par Abdelouahid Mohamed al-Nour et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE). Le groupe al-Nour, qui est principalement soutenu par les Four, le groupe ethnique le plus important du Darfour, estime que l’accord ne tient pas suffisamment compte des terres que les agriculteurs Four ont perdues au cours du conflit. Le MJE, qui est dirigé par d’anciennes personnalités politiques nationales, prône quant à lui le renversement du Gouvernement central de Khartoum.

Des combats auraient eu lieu entre les non-signataires, mais plus fréquemment encore entre ceux-ci et la faction de M. Minnaoui, qu’ils accusent de faire aujourd’hui cause commune avec le Gouvernement. Des civils ont fréquemment été pris entre deux feux et semblent même avoir parfois été délibérément pris pour cibles.

Jan Pronk, Envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU au Soudan, a déclaré en septembre devant le Conseil de sécurité que les activités des rebelles “fournissaient au Gouvernement un prétexte pour continuer ses attaques et raids aériens”. Le Gouvernement a envoyé au Darfour plus de 10 000 soldats en renfort dans le cadre d’une grande offensive lancée fin août. L’accord de paix du Darfour, a déclaré M. Pronk, “est presque mort. Il est dans le coma”.

Pressions et obstacles

Reconnaissant que, dans ces circonstances, sa mission de maintien de la paix ne peut protéger les civils, l’UA a demandé à l’ONU de déployer une force internationale disposant de financements et de matériel adéquats. Le Conseil de sécurité a autorisé le 31 août l’envoi au Darfour de quelque 17 000 soldats, qui s’ajouteraient aux 10 000 casques bleus de l’ONU déjà présents dans le Sud du Soudan.

Mais le véritable déploiement de cette force ne peut se faire sans le consentement du Gouvernement du Soudan. Jusqu’à présent, ce consentement n’a pas été obtenu. Le Président Omer Hassan al-Bashir et d’autres responsables soudanais ont refusé à plusieurs reprises qu’une mission de l’UA soit remplacée par une mission des Nations Unies comportant des troupes non-africaines, qu’ils dépeignent comme un plan “impérialiste” de “recolonisation” du Soudan — même si le Gouvernement a déjà accepté la présence de casques bleus dans le Sud du pays.

Certains membres du Conseil de sécurité ont suggéré de prendre des sanctions internationales afin que le Gouvernement de Khartoum accepte une force des Nations Unies au Darfour. D’autres membres n’y sont cependant pas favorables.

D’après Juan Mendez, Conseiller spécial de l’ONU sur la prévention du génocide, le Gouvernement soudanais compte ainsi “sur les dissensions au sein du Conseil de sécurité pour échapper à l’imposition de sanctions”.

Face aux pressions d’autres pays africains, le Gouvernement soudanais a cependant accepté la prorogation du mandat de la MUAS jusqu’à la fin 2006 ainsi qu’une augmentation de ses effectifs. Certains membres du Conseil de sécurité considèrent ceci comme une mesure temporaire. Selon l’Ambassadeur américain à l’ONU, John Bolton, “Nous pouvons renforcer la MUAS tout en préparant simultanément le transfert du pouvoir aux troupes de l’ONU”.

Briser le silence

Le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, estime que de nouvelles pressions internationales devraient être appliquées pour que le Gouvernement soudanais accepte la présence d’une force internationale dotée de moyens adéquats. “Les individus comme les gouvernements doivent faire entendre leur voix, a-t-il déclaré en septembre. Quiconque, en Afrique ou ailleurs, peut influencer le Gouvernement soudanais doit le faire sans tarder.”

Le mois suivant, Olusegun Obasanjo, Président du Nigéria, pays qui a le plus grand contingent de la MUAS, n’a pas mâché ses mots dans un discours prononcé au siège de l’UA à Addis-Abeba. Il a déclaré qu’il n’était dans l’intérêt ni du Soudan, ni de l’Afrique, ni du reste du monde “d’assister sans rien faire au déroulement d’un génocide au Darfour”.

Dans le monde entier, de nombreux groupes et citoyens sont aussi intervenus pour prendre la défense de la population du Darfour. Fin août, la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et la Sudan Organization Against Torture (organisation affiliée locale) ont demandé qu’il soit mis fin aux violations des droits humains au Darfour, condamné le déploiement de soldats supplémentaires par le Gouvernement soudanais, appelé à un renforcement de la MUAS et prôné de nouveaux efforts pour obtenir que le Soudan accepte une mission des Nations Unies “dotée d’un ferme mandat pour la protection des civils”.

Le 17 septembre, des manifestants sont descendus dans la rue à travers le monde à l’occasion de la Journée mondiale de mobilisation pour le Darfour. A Londres, les manifestants se sont rassemblés devant l’Ambassade du Soudan et des responsables religieux musulmans, chrétiens et juifs ont lancé un appel à Tony Blair et prié devant la résidence du Premier ministre britannique. A New York, la manifestation a rassemblé entre 20 000 et 30 000 personnes. Au Rwanda, des rescapés du génocide de 1994 ont lancé un appel à l’action pour mettre fin à la crise du Darfour ; d’autres manifestations ont été organisées à travers l’Afrique, de Dakar jusqu’aux montagnes soudanaises de Jouba.

Ce même jour, 31 organisations de défense des droits humains et de la société civile de 10 pays arabes (Bahreïn, Egypte, Liban, Iraq, Maroc, Arabie saoudite, Syrie, Soudan, Tunisie et Yémen) ont publié une déclaration demandant aux autorités soudanaises d’accepter le déploiement de forces des Nations Unies au Darfour, de désarmer les milices Janjaouid et de punir tout auteur de viols ou d’autres violences sexuelles commises à l’encontre des femmes du Darfour.

A la suite des manifestations du 17 septembre, le Consortium Darfour, un collectif rassemblant plus de 40 organisations de la société civile, organisations africaines ou s’occupant de l’Afrique, a salué la décision de l’UA de prolonger le mandat de la MUAS et demandé instamment au Gouvernement du Soudan d’accepter la mission de maintien de la paix des Nations Unies. Prenant la parole au nom de cette coalition, M. Alioune Tine, sénégalais, Président de Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (RADDHO), a déclaré : “Dans la nouvelle Afrique, le principe de la souveraineté ne peut s’appliquer quand un Etat ne peut ou ne veut protéger ses citoyens contre des violations massives du droit humanitaire international.”