À l'approche du 7 avril, Journée internationale de réflexion sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994, la Conseillère spéciale des Nations Unies pour la prévention du génocide, Mme Alice Wairimu Nderitu, s'est entretenue avec Zipporah Musau, d'Afrique Renouveau, sur les progrès accomplis en matière de protection des communautés et sur les signes avant-coureurs d'un génocide qu'il convient de surveiller. Voici quelques extraits de cet entretien :
Vingt-neuf ans après le génocide de 1994 contre les Tutsi au Rwanda, où en est le pays ? Quels ont été les succès et les défis rencontrés ?
Le Rwanda a fait d'énormes progrès depuis le génocide, à la fois en termes de responsabilité et d'initiatives de réconciliation. La société rwandaise a progressé vers la guérison des traumatismes causés par le génocide.
Pour le Rwanda et les Nations Unies, l'une des principales réussites a été le travail important du Tribunal Pénal International pour le Rwanda et du Mécanisme Résiduel International pour les Tribunaux Pénaux, qui ont permis de garantir la justice et la responsabilité afin de rétablir la confiance.
Plus récemment, en 2022, nous avons assisté à l'ouverture du procès de Félicien Kabuga, qui a a été en cavale pendant 27 ans, devant le Mécanisme international résiduel pour les tribunaux pénaux à La Haye.
Félicien Kabuga est l'un des fondateurs de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), et selon son acte d'accusation, cette radio a attisé la haine et la violence contre les Tutsi et d'autres groupes. Félicien Kabuga est accusé de génocide, d'incitation directe et publique à commettre le génocide, d'entente en vue de commettre le génocide, de persécution pour des motifs politiques, d'extermination et de meurtre en tant que crimes contre l'humanité, commis au Rwanda en 1994.
Par conséquent, demander des comptes aux auteurs de ces actes est une étape essentielle pour progresser dans un contexte post-génocidaire. C'est une étape que nous ne voyons malheureusement pas dans tous les contextes où de telles violences ont lieu et c'est donc assurément un succès.
Des difficultés ?
Bien entendu, le Rwanda a été confronté et continue d'être confronté à de nombreux défis tout au long de son parcours.
Rendre justice pour le génocide est une entreprise très difficile. L'ampleur de la violence, avec un million de personnes tuées, a rendu la tâche insurmontable. De nombreuses personnes qui auraient autrement été impliquées dans la garantie de l'État de droit et la responsabilisation des personnes, notamment des juges, des avocats et d'autres membres du personnel judiciaire, avaient été ciblées pendant le génocide, et une grande partie de l'infrastructure du pays avait été détruite. Il a donc été difficile de demander des comptes à de nombreux auteurs de crimes au niveau local.
Mon Bureau est également confronté au fait que les contextes dans lesquels un génocide a eu lieu sont plus propices à la réapparition de la violence.
Malgré les efforts déployés, toutes les sociétés post-génocide doivent encore relever le défi d'une réconciliation continue et significative. C'est une tâche qui ne peut pas s'arrêter et qui reste pertinente même pour l'avenir.
Comment s'y prendre pour contrer ce phénomène ?
Le processus de génocide offre un certain nombre de points d'entrée pour la prévention avant qu'une situation ne dégénère. Il existe une série de choix politiques structurels pour traiter les facteurs de risque, y compris le développement ou le renforcement des mécanismes nationaux et régionaux pour améliorer la bonne gouvernance, les droits de l'homme, l'État de droit et la réforme du secteur de la sécurité.
Il peut s'agir d'initiatives visant à élaborer et à mettre en Å“uvre des plans d'action nationaux pour la prévention des ²¹³Ù°ù´Ç³¦¾±³Ùé²õ, à soutenir les institutions nationales indépendantes de défense des droits de l'homme et à faire en sorte que les auteurs d'²¹³Ù°ù´Ç³¦¾±³Ùé²õ commises dans le passé soient tenus de rendre compte de leurs actes.
Il est également nécessaire d'élargir la participation aux processus décisionnels, de favoriser l'instauration d'un climat de confiance entre les communautés et de faire progresser les efforts de résolution des conflits, de répondre à l'incitation à la violence, de faire progresser les initiatives qui réaffirment le rôle des femmes dans la prévention des ²¹³Ù°ù´Ç³¦¾±³Ùé²õ ou d'empêcher la prolifération des armes légères et de petit calibre.
Tout cela peut être mené par la nomination de points focaux nationaux pour la prévention des génocides, dont le rôle est de coordonner l'action nationale afin d'identifier et de traiter les risques existants.
Les choix politiques opérationnels en matière de prévention devraient également inclure la mise en place de mécanismes d'alerte, d'évaluation et de réaction rapides.
Malgré ces possibilités évidentes de prévention, nous devons faire preuve d'humilité et reconnaître que, lorsqu'il s'agit de tirer les leçons du passé, l'humanité est très lente à mettre en place des politiques de prévention efficaces. Il est clair, cependant, que nous prenons collectivement des mesures dans la bonne direction.
La prévention des génocides est une responsabilité qui nous incombe à tous, et non à un seul acteur. Elle ne peut réussir sans la contribution active de chacun : États membres, organisations régionales et sous-régionales, organisations internationales, société civile, individus.
Nous avons tous un rôle à jouer et chacun d'entre nous peut faire la différence. Si nous pensons que cela est vrai, nous devons soumettre nos institutions au même degré d'examen que celui auquel nous nous soumettons en tant qu'individus.
Que fait votre bureau pour protéger les populations du monde entier contre les génocides ? Quelles sont les stratégies mises en œuvre, en particulier, pour protéger les sociétés qui ont connu un génocide et veiller à ce qu'il ne se reproduise pas ?
Mon bureau a pour mission de sensibiliser aux causes et à la dynamique du génocide, d'alerter les acteurs concernés lorsqu'il y a un risque de génocide et de galvaniser les actions appropriées.
Concrètement, nous recueillons des informations sur les violations graves et systématiques des droits de l'homme et du droit humanitaire international liées à l'origine ethnique et raciale qui, si elles ne sont pas empêchées ou stoppées, pourraient conduire à un génocide.
En s'appuyant sur un large éventail de sources internes et externes au système des Nations unies, y compris des informations recueillies lors de missions sur le terrain, le bureau que je dirige évalue la situation sur la base du cadre d'analyse des Nations Unies pour les crimes d'atrocité.
Ce cadre est un outil méthodologique que mon bureau [le Bureau des Nations Unies pour la prévention du génocide et la responsabilité de protéger] a mis au point pour faciliter une analyse intégrée et cohérente du risque de crimes d'atrocité à l'échelle mondiale.
Lorsque nous évaluons et constatons qu'il existe un risque de génocide, nous agissons en tant que mécanisme d'alerte précoce auprès du Secrétaire général des Nations Unies et, par son intermédiaire, auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Je fournis également des recommandations au Secrétaire général des Nations Unies sur les actions possibles pour prévenir ou faire cesser les crimes d'atrocité.
En outre, mon bureau s'efforce de renforcer la capacité des Nations Unies à analyser et à gérer les informations relatives aux crimes d'atrocité.
Nous nous efforçons de permettre à toutes les parties prenantes, aux Nations Unies, aux organisations régionales, aux États membres et à la société civile de travailler ensemble pour prévenir collectivement les génocides. Nous partageons également des informations sur la dynamique et les causes profondes du génocide, notamment par le biais de conférences de haut niveau, d'études de cas et de documents d'experts sur des questions thématiques.
Il est toutefois important de noter que le Bureau que je dirige ne possède pas de pouvoirs judiciaires ou quasi-judiciaires. Il se concentre sur la prévention des crimes d'atrocité. La détermination juridique de l'existence d'un génocide et d'autres crimes d'atrocité est du ressort exclusif des tribunaux.
Il existe un lien étroit entre la justice et la paix. Si elle est correctement appliquée, l'obligation de rendre des comptes pour les crimes d'atrocité peut non seulement avoir un effet dissuasif important, mais elle est également essentielle à la réussite des processus de réconciliation et à la consolidation de la paix dans les sociétés sortant d'un conflit, et constitue donc une pierre angulaire de la prévention des crimes d'atrocité à l'avenir.
L'obligation de rendre des comptes est le principal mécanisme permettant de protéger les sociétés qui ont connu un génocide et de veiller à ce qu'il ne se reproduise pas.
D'autres stratégies consistent à investir dans la construction d'une culture de respect des droits de l'homme. Lorsque nous nous respectons les uns les autres et que nous acceptons nos différences, il n'y a pas de place pour la commission de crimes internationaux.
D'une manière générale, nous devons investir davantage dans la prévention en renforçant la résistance des sociétés à ces crimes, par le biais de normes et de structures adéquates conformes aux normes internationales en matière de droits de l'homme et de bonne gouvernance, ainsi qu'en éduquant les gens à une culture du respect.Ìý
En outre, nous devons également être prêts à prendre des mesures appropriées lorsque nous voyons les premiers signes d'inquiétude dans des situations particulières. Souvent, nous n'agissons pas à temps ou nous n'agissons pas du tout.
Bien que la nécessité de prévenir les crimes d'atrocité fasse l'objet d'un très large consensus, il arrive souvent que les facteurs de risque ne soient pas tous pris en compte. De nombreux auteurs de crimes continuent d'être épargnés. Ils s'en tirent à bon compte. La principale raison en est le manque de volonté politique des pays.
L'engagement de la communauté mondiale à prévenir les génocides et autres crimes internationaux doit être revigoré pour susciter une action plus efficace. Il est important que nous comprenions que la commission de ces crimes constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales. Les États ne peuvent donc pas se retrancher derrière l'argument selon lequel il s'agit d'affaires intérieures pour éviter ce qu'ils appellent des "ingérences".
Nous devons tous être prêts à agir face au risque de commission de crimes d'atrocité.