Vers une économie démonétisée
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Vers une économie démonétisée
Quand en mars dernier, Mouna Ahmed, militante pour l’égalité des genres au Libéria, a eu besoin de transférer de l’argent à un ami dans un village éloigné, elle ne s’est pas souciée des longues files d’attente et de la paperasse bancaire. Elle a ouvert l’application Money sur son téléphone, y a entré un montant et appuyé sur le bouton envoi. Quelques minutes plus tard, son ami la remerciait pour sa générosité. “Cela m’a pris moins d’une minute”, témoigne-t-elle.
L’une des principales entreprises de télécommunication libérienne, Lonestar Cell MTN, a lancé, en 2013, le paiement électronique sur mobile. Depuis lors, explique Mme Ahmed, “je paye mon électricité, mon eau, le câble avec mon portable.” L’an dernier, l’entreprise a annoncé qu’elle donnerait bientôt la possibilité de payer aussi bien en dollars américains, actuellement utilisés, que libériens.
Les Libériens sont encore peu familiers des méthodes de paiement électronique (ou “portefeuille électronique”), les cartes bancaires étant peu courantes. Mais si les chèques sont encore utilisés, le portefeuille électronique est de plus en plus en vogue.
Contrairement au Libéria, où les paiements électroniques se font surtout par téléphone, le Rwanda offre plus d’options. Un plan national ambitieux, le Smart Rwanda Master Plan (SRMP), vise à ce que toutes les transactions financières des services publics se fassent électroniquement d’ici à 2018, ce qui permettra de réaliser des paiements en ligne tout comme d’utiliser des cartes bancaires auprès des services de santé, d’éducation et des impôts.
Cette stratégie résulte de la feuille de route Vision 2020 lancée par le gouvernement en 2000 pour établir une économie du savoir (dans laquelle la croissance dépend plus de l’information que de la production) et faire du Rwanda un pays à revenus moyens d’ici à 2020.
A Kigali, la capitale, la plupart des transporteurs routiers acceptent déjà les cartes prépayées. Des milliers de voyageurs qui prennent le bus n’ont plus qu’à passer leur carte dans un lecteur fixé au tableau de bord avant d’aller s’asseoir.
Au rythme de M-Pesa
Philipe Ngarambe, chef des opérations chez AC Groupe, qui conçoit des systèmes de paiement électronique au Rwanda, explique que “jusqu’alors, quand l’argent arrivait à destination, il était passé entre tant de mains –du chauffeur, à celui qui collecte, puis celui qui dépose l’argent à la banque, puis au banquier” – que les entreprises perdaient entre 40 et 60% de revenus à cause des vols.
Si le Rwanda semble précurseur dans cette transition, M-Pesa, (en Swahili, “argent mobile”), un service de paiement par mobile lancé en 2007 au Kenya, a eu un impact révolutionnaire et fort apprécié sur la société. Il permet aux personnes, y compris en zones rurales, de réaliser des transferts d’argent, de faire des achats et de régler les factures d’électricité et d’eau. L’Association GSM (Association du réseau de téléphonie mobile mondial), basée à Londres et représentant les opérateurs mobile du monde entier, juge que M-Pesa est parvenu à démontrer “le potentiel des technologies de téléphonie mobile à transformer l’accès aux services financiers dans les économies émergentes”.
Le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, la Côte d’Ivoire, l’Égypte, le Nigéria et l’Afrique du sud sont également à la pointe du développement des paiements électroniques en Afrique, selon l’Association GSM.
En collaboration avec MasterCard et l’Egyptian Banks Company, le gouvernement égyptien travaille sur un projet qui permettrait à 50 millions d’Egyptiens d’utiliser un unique portail de paiement mobile. Le portail relierait les numéros de cartes d’identité à un système électronique afin que toute personne qui possède un compte bancaire puisse procéder à des paiements.
De même, le gouvernement nigérian et MasterCard prévoient de créer des cartes d’identité nationales biométriques qui pourront être utilisées pour régler achats et factures ainsi que pour le versement des salaires. Ce projet, destiné à 100 millions de personnes, s’annonce comme le plus vaste du continent.
Attirer les investissements
La banque panafricaine Ecobank et MasterCard veulent proposer à 100 millions de clients dans 33 pays africains (dont le Nigéria, le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie et le Rwanda) un service électronique nommé Masterpass Quick response (QR) qui permettrait de faire des paiements en ligne ou en scannant un code barre QR sur mobile.
Paradoxalement, le manque d’inclusion financière en Afrique attire les investisseurs. En effet, près de 90% des transactions commerciales en Afrique sub-saharienne se font en espèces et seulement 34% des adultes possèdent un compte bancaire, selon la Banque mondiale.
Plus de 500 millions d’Africains utilisent actuellement un téléphone portable, un nombre qui atteindra 725 millions en 2020, et 84 millions d’entre eux ont un compte bancaire en ligne, dispositif employé dans 31 pays africains, selon le rapport annuel 2016 de l’Association GSM.
En Afrique sub-saharienne, le montant des transactions électroniques pourrait dépasser les 1,3 milliards de dollars d’ici à 2019, d’après une étude de la société de consulting Frost & Sullivan. L’augmentation du nombre d’abonnés à la téléphonie mobile contribuera inévitablement au marché des transactions électroniques.
Les investisseurs surveillent également de près les 62 milliards de dollars annuels de remises internationales accordées à l’Afrique, que vise notamment WorldRemit, entreprise de transfert d’argent fondée par Ismail Ahmed, originaire du Somaliland. A la différence des grandes entreprises de transfert d’argent comme Western Union qui exige des bénéficiaires qu’ils viennent chercher l’argent au guichet, WorldRemit permet aux immigrés africains en Europe et en Amérique du Nord d’utiliser leurs cartes bancaires pour envoyer de l’argent directement vers un compte ou un portefeuille électronique.
“J’envoie de l’argent à mes parents au Ghana chaque mois. J’utilise WorldRemit”, indique Naa Atswei Kodia, une Ghanéenne vivant aux Etats-Unis.
Pour les particuliers, le paiement électronique économise du temps ; pour les entreprises, tous les transferts sont enregistrés ; et pour les gouvernements, les paiements électroniques sont une garantie de transparence. “L’utilisation de cartes est aussi bon pour l’environnement car il évite de gaspiller du papier”, souligne M. Ngarambe.
Au Rwanda, le paiement électronique a permis de réduire le temps de déclaration d’une naissance de 6 heures à 40 minutes, indique l’Association GSM. En Tanzanie, régler les frais d’enregistrement d’un véhicule ne prend plus qu’une heure au lieu d’une journée entière.
Moins d’espèces, moins de délits, estiment les chercheurs. Selon une étude réalisée par William Jack et Tavneet Suri intitulée Mobile Money: the Economics of M-PESA et publiée par le Bureau national de recherche en économie, une ONG américaine, les utilisateurs de M-Pesa déclaraient, quelques mois après le lancement du service, l’avoir choisi pour des raisons de sécurité.
Avantages
“Aujourd’hui, les gens qui voyagent ne transportent plus d’espèces et les vols sur les autoroutes ne sont plus lucratifs au Nigéria”, explique Jude Onwuegbuzie, un homme d’affaires et expert juridique nigérian.
L’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), en charge de l’aide étrangère du gouvernement américain, a vu juste en décidant de s’associer au gouvernement libérien pour mettre en oeuvre le projet Mobile Solutions Technical Assistance and Research (mSTAR), grâce auquel les enseignants du conté de Nimba, dans le nord du Libéria, peuvent percevoir leur salaire, versé dans la capitale Monrovia, sur leur téléphone.
“Le versement électronique leur permet de ne pas perdre de temps pour leurs cours et a réduit de 84% les dépenses occasionnées”, indique USAID sur son site web.
Grâce aux paiements par mobile, les plus pauvres peuvent entrer dans le secteur financier officiel. Avec 40,5% de son PIB provenant du secteur informel, l’Afrique a la plus large économie souterraine au monde, selon la Banque mondiale. En comparaison, ce chiffre n’est que de 16% pour les pays appartenant à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). “Les paiements peuvent servir de passage vers une inclusion financière”, note la Banque mondiale.
Paiements électroniques et ODD
L’Association GSM estime que les paiements par mobile s’inscrivent dans le cadre des onze Objectifs de développement durable (ODD), notamment l’ODD 1, car ils contribuent à l’élimination de l’extrême pauvreté, l’ODD 5 car ils permettent aux femmes d’accéder aux services financiers et l’ODD 9 car les paiements électroniques et les services de crédit favorisent la création d’entreprises.
Mais la réglementation constitue un frein à la progression des paiements électroniques. Un manque d’interopérabilité entre différents systèmes, qui dans certains pays empêche les utilisateurs de passer d’un fournisseur à un autre, est un problème, souligne Daniel Monehin, Chef de département pour l’Afrique sub-saharienne chez MasterCard. Au Libéria, par exemple, Mme Ahmed ne peut envoyer de l’argent à des personnes utilisant un opérateur différent.
Le Nigéria facture les retraits d’espèces pour certains montants, ce qui encourage les transactions électroniques. Cette politique va aider à la modernisation des systèmes de paiements, estime l’Association GSM.
Neal Estey, ancien directeur du Centre des politiques et du droit des finances de l’Université de Boston, est quant à lui sceptique. Cet argent électronique “ne devrait pas être présenté comme le remède miracle contre l’exclusion financière”, déclare-t-il, car les habitants des pays en développement n’ont pas d’historique financier et n’ont aucun des bénéfices qu’apporte une banque.
Mais les banques, avides de profits, sentent le vent tourner, et s’associent à des établissements de crédit et des sociétés de paiement électronique.
“L’avenir des transactions sur mobile appartient aux banques”, estime Sunil Sachdev, PDG et responsable de prospection commerciale chez Meed, une entreprise américaine de services financiers mobiles.